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LE RAISIN VERT

inconnu, qui dansait en bas, tandis qu’elle pénétrait à son insu dans ce lieu tout imprégné de lui. Ils ne se rencontreraient sans doute jamais, et pourtant leurs vies se confondaient à cet instant, sur ce plan invisible où toutes les vies constituent une « symbiose » animée d’une incessante circulation spirituelle.

C’est à cela que songeait le Corbiau, la tête appuyée aux coussins de batik, qu’un jeune homme inconnu avait disposés pour elle sans le savoir, avant de quitter sa chambre.

« N’est-ce pas l’histoire de tout le monde ? se disait-elle. Nous croyons savoir pourquoi nous agissons et nous n’en connaissons ni la cause ni l’effet. Nos actes nous débordent de toutes parts, et les plus lucides sont aussi ignorants du rôle de leur vie dans l’ensemble des vies qu’Amédée, cet aveugle intelligent, a pu l’être de son rôle dans la symbiose des Durras. Son rôle, poursuivi à travers la mort. Tout ce que je vois m’incline à croire que la mort n’est qu’un mouvement de la vie, la condition nécessaire de son épanouissement. Et l’on n’aime pas totalement la vie si l’on n’accepte de mourir à l’heure fixée par le maître des métamorphoses. La mort de chacun n’est sans doute que l’achèvement de la figure inconnue que dessine sa vie dans le plan d’ensemble. J’aimerais penser que la figure inconnue de ma vie se mêle à beaucoup d’autres vies inconnues et leur apporte de la joie, comme la vie de cet étudiant se mêle ce soir à la mienne. Avant de partir, j’effacerai la trace de ma tête sur les coussins et jamais il ne saura combien j’ai pu me sentir libre et heureuse dans sa chambre. »

Ennui, fatigue avaient disparu. Elle se mit à marcher légèrement à travers la pièce, ici, soulevant un objet et le remettant en place, là, feuilletant un livre qu’elle ne lisait pas. Toutes les pages des livres étaient des pages blanches, qui attendaient un mot, un seul.

« Qu’est-ce que j’ai ? se dit-elle. On dirait que je