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LA MAISON DES BORIES

la volonté suivait, car il lui fallait en quelque sorte passer sur le corps de la femme qu’elle avait été pour accéder à ce monde nouveau, — et le concours de la volonté était indispensable pour tuer cette femme qui avait encore tant de traits de la jeune fille, qui s’obstinait à croire à l’amour, au bonheur personnel, qui protestait que les promesses n’avaient pas été tenues, mais qu’elles devaient l’être un jour ou l’autre, qui rusait déjà pour s’enfermer dans le cercle stérile où le regret, sans fin, engendre l’illusion et l’illusion le regret… Il fallait tuer cette femme.

Le combat dura des mois, souterrain. Isabelle rêve souvent de la maison paternelle, du jardin où elle cueille des fleurs pour la table. Puis elle est au bal, chez la si belle châtelaine qui porte à son cou grec une rivière de diamants ; elle danse avec ce danseur dont le visage revient toujours, mêlé aux fleurs et à des bouffées de musique lancinante. Les voilà encore qui patinent tous deux sur l’étang gelé. Un brasero devient soleil d’hiver, s’élève dans l’espace avec une légèreté voluptueuse et terrifiante. Une voix dit…

Au moment où elle va saisir ce que dit la voix, Isabelle s’éveille, reconnaît la respiration du dormeur à ses côtés, pleure sans bruit, longtemps, pendant ces heures désolées d’avant l’aube où tout déserte l’âme, excepté le sentiment du malheur.

Aux heures lucides, elle revient encore sur son passé, mais c’est pour en faire le procès.

Pourquoi donc, depuis vingt ans, s’était-on efforcé de développer en elle toutes les vertus faibles au détriment des vertus fortes ? Pourquoi l’avoir pliée à la douceur, à la patience, à l’effacement, à la résignation, dernier recours des incapables ou des vaincus ? Pourquoi ne l’avait-on pas mieux instruite de ce que cachent les paroles hypocrites et les formules sacramentelles ? À quoi bon tant de principes, s’ils ne correspondaient à aucune réalité ? Qu’était-ce que ce