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TROIS PARMI LES AUTRES

nostalgique brillait dans ses yeux de gazelle). Ah ! si c’était toujours comme ça !

— C’est très joli, reprit Suzon, mais tu rêves, ma vieille. Où as-tu jamais entendu ce dialogue éthéré ?

— Où je l’ai entendu ? Dans toutes sortes de circonstances archibanales. Il faut savoir écouter le silence. Par exemple, ce jour où un embarras de circulation a arrêté mon autobus à la hauteur d’un camion. Je suis sur la plate-forme, mes livres sous le bras. Le chauffeur du camion, à côté de moi, me sourit. Je réponds à son sourire. Nous nous regardons avec tendresse, oui je vous jure, avec tendresse, non pas parce qu’il est un homme et moi une femme, mais parce que nous goûtons la valeur unique de cet instant où le hasard arrête l’un en face de l’autre deux êtres qui sentent tous les deux peser sur leurs épaules le fardeau angoissant et merveilleux de la vie. Nos âmes pendant ce temps se reconnaissent et se parlent, mais, comme le chauffeur n’est pas assez raffiné pour supporter longtemps le silence, il me dit : « Alors, on va à son boulot ? » Je lui réponds : « Eh ! oui. » Il sourit de nouveau en hochant la tête, content sans savoir pourquoi. L’agent siffle, le camion s’ébranle, nous nous disons adieu de la main. Jamais plus nous ne nous rencontrerons.

« Un autre jour, j’ai vu une jeune femme élégante qui aidait un homme-sandwich manchot à boucler sa courroie sur son épaule amputée. Eux aussi se sont regardés pendant un instant avec l’étonnement indicible de se trouver rapprochés par-dessus l’abîme des classes et l’abîme des sexes.

« Et tant d’autres fois !… Je ne puis penser aux