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TROIS PARMI LES AUTRES

elle qui dirige le haras. Elle est plus entendue que son mari — et il faut la voir sauter les haies ! »

De ces quelques jours passés parmi les prés luisants, dans l’odeur des chevaux, dans le tumulte des chiens, il rapportait une allégresse animale, une joie franche et puissante dont il faisait inconsciemment hommage à la belle châtelaine.

Tout en parlant, il avait offert son bras replié comme siège à miss Hélyett qui s’y tenait assise avec grâce, appuyait ses deux pattes sur les pectoraux de son nouvel ami en flairant sa barbe de loin d’un air circonspect. De temps en temps l’abbé s’interrompait de vanter la comtesse pour parler à la petite chienne avec la jovialité attendrie d’un soldat berçant un poupard.

Suzon admirait les photographies de la châtelaine avec des louanges excessives, comme font les femmes jalouses. Elle n’était pas le moins du monde éprise de l’abbé Graslin. Elle n’allait pas non plus jusqu’à penser qu’il fût épris de Mme de Luçon. Mais elle sentait qu’il lui attribuait une supériorité sur toutes les femmes : il la séparait de la masse. Elle, Suzon, demeurait dans la masse. C’était indu, monstrueux. Il fallait qu’elle occupât la première place dans l’esprit de toutes les créatures qui l’avaient une fois connue — hommes, femmes, culs-de-jatte. Comme elle était souvent frustrée de cette primauté, sa vie secrète était riche en tourments, qui finissaient par se dissoudre dans un sentiment accru d’orgueil en alimentant des revanches imaginaires pleines de délices.

Ainsi, après avoir été humiliée un moment par l’image de la Diane charolaise, elle se mit à rêver