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TROIS PARMI LES AUTRES

Mme de Luçon à faire don à l’abbé de la petite levrette ? Est-ce qu’elle éprouvait pour ce mâle revêtu des insignes sacrés l’attrait un peu trouble que tant de femmes ressentent devant la soutane ? Ou bien avait-elle reconnu en lui un frère de race, une créature d’un sang noir et violent comme le sien, amie des bois, des bêtes, des immenses saouleries au goût d’herbe et de vent ?

« Si l’abbé était venu au monde avant Jésus-Christ, pensait Antoinette, il serait né Centaure. Quatre sabots et une robe de poil au lieu du rabat et du chapeau rond. Et Mme de Luçon, Hamadryade. Ces deux-là doivent sentir qu’ils ont raté leur vocation… »

Son regard allait des photographies de la belle amazone à la petite Vierge de plâtre bleu et blanc placée sur le piano. Comment l’abbé Graslin conciliait-il ces deux cultes ? Il avait dû dire sa messe dans la chapelle du château de Luçon. La grande Hamadryade y assistait sans doute, penchant son front païen sur un prie-Dieu. À quoi pensait-elle à ce moment ? Quels jeux de soleil, d’ombre et d’eau, moiraient sa prière ? Combien d’étranges mixtures les âmes n’offraient-elles pas à leur Dieu ! Antoinette se disait que la vie est merveilleusement riche, complexe et inquiétante, et qu’elle aurait voulu vivre mille ans.

Annonciade trouvait, sans le dire, que Mme de Luçon avait un peu l’air d’une brute. Elle devait aimer l’amour. Cette classification simpliste lui servait à départager les natures féminines : celles qui aimaient l’amour — et celles-là lui inspiraient le mépris, un tantinet envieux, que ressentent les pauvres distinguées à l’égard des riches vulgaires