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trois parmi les autres

l’âge uniforme de la petite enfance ; l’autre est la mort d’une femme trop jeune qui lutta pour vivre jusqu’au dernier soupir.

Tout cela recule peu à peu dans le temps, sans que s’atténue l’éclat du bonheur ensoleillé ni l’opacité des murs, — et cependant, il semble à la vivante que des rayons obscurs traversent ces remparts et que, de même que les racines de son être plongent dans son enfance à son insu, une partie d’elle-même qu’elle ignore communique avec la morte : tels Tristan et Yseult réunis, cadavres, par un arceau de roses.

Cette communication s’établit par des chemins qu’il n’est pas toujours possible de reconnaître. Mais, chaque fois qu’elle admire sur de beaux traits une expression de douceur et de simplicité et cette mobilité du visage qui révèle chez les femmes la faculté de souffrir, Antoinette sait bien qu’à travers son émotion, elle rejoint quelqu’un.

C’est pourquoi, à seize ans, la jeune fille en deuil aima cette petite Annonciade qu’elle rencontrait dans les couloirs du lycée, humiliée par un tablier trop long dont elle souffrait comme d’une infirmité.

Le règlement blessait l’enfant ombrageuse par tous ses points d’application. Elle passait pour une mauvaise élève, d’esprit lent et borné. Comme elle était empêchée par une timidité qui se doublait d’une singulière inaptitude à la parole, les professeurs ne cherchaient pas plus loin. À vrai dire, Annonciade ne s’intéressait guère au règne de Charlemagne, Napoléon l’animait à peine, la géographie l’ennuyait, la chimie l’effrayait et la