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trois parmi les autres

détestés contre cette pâleur et cet air grave et ces jarrets de Victoire grecque.

Quand elle comprit que le sourire s’adressait bien à elle, il lui sembla qu’un soleil éclatait au-dessus du chaos d’un monde en convulsion.

— Nous nous rencontrons souvent, dit Antoinette. C’est un peu bête de ne pas se dire bonjour, vous ne trouvez pas ?

— Sûrement…

Ah ! désespoir de ne pouvoir exprimer ce qu’on ressent…

— Je m’appelle Antoinette. Et vous ?

Annonciade devient pourpre. Depuis qu’elle a fait en classe l’apprentissage de la vie sociale, elle sait qu’il n’est pas permis de s’appeler Annonciade quand on est née rue Saint-Martin d’un père imprimeur et d’une mère comme les autres. Son nom la crucifie. Lorsqu’il lui faut se lever et le lancer tout haut dans le silence sournois de la classe, elle éprouve la honte, suivie d’un élan désespéré, d’une femme qu’on obligerait à passer, nue, devant un régiment.

Mais cette fois, au lieu de renâclements de rire étouffé sous les pupitres, elle entend la voix d’Antoinette, amicale, si douce…

— Annonciade… quel joli nom et comme il vous va bien ! C’est espagnol, n’est-ce pas ?

Annonciade lève des épaules impuissantes :

— Est-ce que je sais !

Elle ne peut pas savoir que sa mère les a rapportés, elle et son nom, d’une nuit espagnole unique et décevante. Appelé pour ses affaires à Irun, le père d’Annonciade avait fait passer la frontière à sa femme. De l’Espagne, celle-ci n’avait