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TROIS PARMI LES AUTRES

poids, comme si la densité de l’atmosphère avait changé et qu’on se trouvât soudain transporté sur une autre planète ? Pourquoi, lorsqu’on marche, éprouve-t-on sous ses pas l’élasticité d’un socle de nuages invisibles ? Pourquoi la lumière semblet-elle plus brillante et l’ombre plus veloutée ? Pourquoi trouve-t-on un regard aux plantes et une voix aux cailloux ? Pourquoi toutes les pensées ne forment-elles plus qu’un chant ? Pourquoi est-on ivre sans avoir bu ? Et comment le prestidigitateur n’en a-t-il pas assez, depuis si longtemps que c’est toujours la même chose ?

Antoinette s’émerveille devant la symphonie du monde haussée de plusieurs tons. Du temps où Bruno l’escortait, ombre docile à ses caprices, l’univers ne se réjouissait pas ainsi. C’est dans le secret de son âme que résonnait un délicat plaisir aux nuances fugitives. Bruno est mort : il s’est incarné. Quelle formidable ovation salue son double imparfait, mais vivant !

Mais voici qu’à la surface de sa joie affleure une sensation plus ténue qu’un cheveu blond sur un miroir. Une sensation de déjà éprouvé et qui pourtant est située au delà du moment présent. Une sensation future, qui s’effare devant la décoloration totale de l’univers-cadavre… Est-il vrai que la joie de ce jour ait quelque part son contrepoids de peine qui déjà est en marche, inexorablement ? Est-il vrai qu’il faudra payer ce goût accru de la vie par un dégoût plus fade que la saveur n’était savoureuse ? Est-il vrai que cet instant, qui semble une promesse, soit un point culminant et que, partant de là, on ne puisse plus que descendre ?