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TROIS PARMI LES AUTRES

jourd’hui ma science dépasse la tienne. Va, n’essaie pas de me désespérer. Je défendrai mon bonheur mieux que tu n’as fait du tien. Laisse-moi, laisse-moi vivre. »

Lentement, l’ombre recule. Elle se perd dans un moutonnement sombre et pailleté, dans une confuse rumeur d’abeilles. Et ce moutonnement est innombrable, et cette rumeur si pleine d’angoisse et de mélancolie qu’Antoinette joint les mains, supplie les mortes qu’elle ne peut pas chasser :

« Taisez-vous, ah ! taisez-vous ! Vous ne voyez donc pas que je suis heureuse ? Pourquoi voulez-vous que mon destin soit pareil aux vôtres, chœur désenchanté ? Laissez-moi jouer ma partie — comme lorsque l’orchestre fait silence et qu’un solo de violon s’élève, si jaillissant, si plein, que tout ce qui était avant lui est oublié, car tout ce que l’on a entendu jusqu’à présent n’avait pour but que de lui ouvrir le chemin des âmes. Vous n’êtes venues que pour préparer ma vie. Ma vie est belle. Moi, la vivante, je veux chanter, et que tout ce qui n’est pas moi se taise… »

Tout se tait. Antoinette est seule à sa fenêtre. Elle contemple le coteau rond derrière lequel les trois jeunes filles, le soir de leur arrivée, regardaient monter le lait bleu et roux du clair de lune. Le terrain brûlé, pierreux, inscrit aujourd’hui sa ligne sèche dans une immensité miroitante. Antoinette aspire la lumière avec volupté et fait demi-tour sur ses talons en sifflotant. La glace lui renvoie son visage d’ange gothique touché par un rayon. Elle sourit, contente d’elle-même. La pensée d’Annonciade lui vient. Chère fille ! Pourvu