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trois parmi les autres

L’étiquette maléfique de mauvaise élève l’avait accompagnée jusqu’à son dernier pupitre.

En un temps où le code de l’honneur des jeunes bourgeoises exige qu’elles soient au moins bachelières, Annonciade ne possédait aucun diplôme. Il avait fallu toute l’éloquence de son amie pour lui persuader que ce n’était pas une tare et la réhabiliter aux yeux de ses parents consternés.

Heureusement pour l’orgueil pater-maternel, la petite sœur Suzanne, « celle qui était née avec la veine », se chargeait de porter haut le fanion de la famille. Bachelière à dix-sept ans (avec mention « bien », ajoutait la mère), elle préparait maintenant sa licence de droit, citait Dalloz avec une familiarité négligente, vocalisait à pleine gorge les chansons barbares et superbement rythmées que l’on chante dans les monômes en laissant des blancs dans les couplets, par égard pour les jeunes filles.

L’éclat de ce jeune soleil d’érudition reléguait Annonciade à l’arrière-plan. Elle n’en souffrait pas, étant sans jalousie, et combinait avec un plaisir silencieux dessins et couleurs pour ses étoffes peintes qu’elle vendait bien. Car elle tenait à se conformer à la morale de son époque : jeune homme, elle se fût sans doute laissé entretenir par sa maîtresse ; jeune fille, elle ne pouvait tolérer d’être entretenue par ses parents. Son travail lui permettait de s’acheter de jolies toilettes et les bibelots qu’elle aimait pour leur aspect plus que pour leur usage : flacons de parfum, boîtes à poudre, à kohl, toute une délicate et coûteuse camelote qui encombrait sa coiffeuse.