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TROIS PARMI LES AUTRES

espoirs, tout était derrière elle : elle n’avait pas le pouvoir de se retourner pour contempler encore une fois ce paysage coloré. Il lui fallait regarder le désert qui s’étendait devant elle, où elle avançait sans mouvement, sans progrès, accablée d’une charge qui n’avait pas de nom.

Jusqu’au soir, elle tourna autour de la table, à pas réguliers. Moïse, qui ne comprenait rien à ce nouveau jeu, tantôt bondissait autour d’elle en aboyant, tantôt allait se coucher dans un coin, déconcerté par ce visage fixe qui ne lui répondait pas.

Une fois couchée, elle s’endormit avec une rapidité dont elle n’était pas coutumière. Et tout aussi brusquement, après un temps de sommeil incalculable, elle s’éveilla. C’était comme si une digue se fût rompue pendant qu’elle dormait. La rumeur de son cerveau affolé la fit se dresser en portant ses mains à son front. Puis elle reprit conscience de la réalité, qui, de toutes parts, lui présentait des lames vives. Assise dans son lit, maintenant à deux mains sa tête brûlante, elle subissait un pullulement d’images et de pensées qu’il lui était impossible d’arrêter.

Des visions rapides et tronquées passaient, épaves arrachées à l’été qu’elle venait de vivre : tel geste d’Annonciade ou de Robert, telle phrase prononcée par l’un ou l’autre avec un son de voix qu’elle retrouvait fidèlement, d’autant plus hallucinant qu’il n’était pas perçu par l’ouïe, mais par un sens immatériel qui échappait à son contrôle et qui ne se lassait pas de ressusciter l’impression.