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Page:Rebell - La Nichina, 1897.djvu/162

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mes larmes, goûtant l’odeur âcre de cette terre à laquelle j’eusse voulu me mêler.

Morosina, remarquant ma tristesse, entreprit de me consoler. Elle m’enseigna le chant, la viole ; j’appris aussi à danser et à me tenir à cheval avec élégance. Bientôt je devins si passionnée d’exercice, si désireuse de m’instruire, que Morosina, sans cesse, était forcée de me rappeler mes intérêts et mes amours. M’ayant conduite dans une chapelle qui se trouve devant l’église Saint-Jean-de-Bragora, elle me montra au milieu d’un tableau du chœur, parmi les saintes femmes qui entourent la croix, son portrait peint il y avait vingt ans. J’admirai les grâces, la jeunesse disparues et je pensai avec terreur que le temps emporterait aussi ma beauté. Dès lors, je voulus être représentée sur les murailles d’un palais ou d’une église pour que, plus tard, les jeunes gens n’eussent point de mépris devant ma vieillesse.

Mon ambition croissait chaque jour. Je n’étais point de ces femmes qui se laissent vivre, roulées par le flux et le reflux des choses. Lorsque Morosina me parlait des grandes fêtes qu’elle avait vues à Ferrare et des spectacles dans lesquels avaient figuré des courtisanes, je me sentais dévorée d’impatience et d’ardeur ; j’eusse voulu paraître sur un théâtre, costumée en reine ou en déesse, aux applaudissements de toute une cité.

Dans l’espoir d’une haute fortune, je songeais à compléter mon éducation et je cherchais un maître. Ce fut le Ciel qui me l’envoya. Un jour que nous revenions de l’église, où Morosina, qui était fort pieuse, avait coutume d’aller chaque matin faire ses dévotions, nous aperçûmes, assis sur les marches, un pauvre homme enveloppé d’un long manteau déchiré. Il nous tendit la main timidement. Je fouillai dans mon escar-