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Page:Rebell - La Nichina, 1897.djvu/181

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rires, le bruit sourd des rames, des claquements de doigts impatients et fébriles et la barque, toute chargée de jeunes femmes, s’éloigna lentement. Le soleil jouait sur les épaules nues et nacrées, sur les chevelures teintes en or, sur les riches brocarts. Les yeux de malice, les bouches sensuelles, les dents rieuses, les calices de fleurs, l’eau tremblante et limpide, tout étincelait de lumière.

— Ah ! fis-je à Morosina qui cherchait à m’entraîner, que je suis malheureuse !

Et mes paroles s’étranglèrent, mes yeux devinrent humides.

— Ma chère, observa Morosina, il faut toujours sacrifier son plaisir à sa gloire. Moi-même, combien de fois n’ai-je pas mis des souliers, un corps de jupe qui me gênaient pour avoir petit pied et taille fine.

— Quand cela vous est arrivé, répliquai-je, ce n’était pas de votre faute. Avez-vous assez, l’autre jour, abruti d’injures votre cordonnier, parce qu’il vous avait apporté des chaussures trop étroites.

— Parce qu’elles m’enlaidissaient ; si elles m’eussent embellie, j’étais prête à tout souffrir.

Je la regardai : sa robe-couleur de l’arc-en-ciel, son ventre bombé, le souffle qui, à chaque pas, s’échappait de ses lèvres avec un petit bruit mal étouffé, me donnèrent envie de rire et j’éclatai, à son nez, à travers mes larmes.

Heureusement, elle ne s’irrita point de cette explosion subite de joie, occupée d’une gigantesque statue de Bacchus, qu’on avait élevée au milieu de la Piazzetta. Par une invention singulière, une pluie de vin s’échappait de la bouche entr’ouverte, des mains pleines de raisins et des pampres qui couronnaient le front ; le vin coulait aussi entre les jambes du dieu, et les jeunes gens entraînaient leurs amou-