Page:Reclus - À mon frère le paysan paru dans Les temps nouveaux, n° 11, 1903.djvu/6

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ne vint admirer dans la cabane ou la mansarde maternelle, mais qui eut la chance de s’enrichir par son travail, probe ou improbe ? Il n’avait pas une motte de terre où il pût reposer sa tête, mais il a su, par des spéculations ou des économies, par les faveurs des maîtres ou du sort, acquérir d’immenses étendues qu’il enclôt maintenant de murs et de barrières : il récolte où il n’a point semé, il mange et grappille le pain qu’un autre a gagné par son travail. Respecterons-nous cette deuxième propriété, celle de l’enrichi qui ne travaille point sa terre, mais qui la fait labourer par des mains esclaves et qui la dit sienne ? Non, cette deuxième propriété, nous ne la respecterons pas plus que la première. Ici encore, quand nous en aurons la force, nous viendrons mettre la main sur ces domaines et dire à celui qui s’en croit le maître : « En arrière, parvenu ! Puisque tu as su travailler, continue ! Tu auras le pain que te donnera ton labeur mais la terre que d’autres cultivent n’est plus à toi. Tu n’es plus le maître du pain ! »

Ainsi nous prendrons la terre, oui, nous la prendrons, mais à ceux qui la détiennent sans la travailler, pour la rendre à ceux qui la travaillent et à ceux auxquels il était interdit d’y toucher. Toutefois, ce n’est point pour qu’ils puissent à leur tour exploiter d’autres malheureux. La mesure de la terre à laquelle l’individu, le groupe familial ou la communauté d’amis ont naturellement droit, est embrassée par leur travail individuel ou collectif. Dès qu’un morceau de terre dépasse l’étendue de ce qu’ils peuvent cultiver, ils n’ont aucune raison naturelle de revendiquer ce lambeau ; l’usage en appartient à d’autres travailleurs. La limite se trace diversement entre les cultures des individus ou des groupes, suivant la mise en état de production. Ce que tu cultives, mon frère, est à toi, et nous t’aiderons à le garder par tous les moyens en notre pouvoir ; mais ce que tu ne cultives pas est à un compagnon. Fais-lui place. Lui aussi saura féconder la terre.

Mais si l’un et l’autre vous avez droit à votre part de terre, aurez-vous l’imprudence de rester isolés ? Seul, tout seul, le petit paysan cultivateur est trop faible pour lutter à la fois contre la nature avare et contre l’oppresseur méchant. S’il réussit à vivre, c’est par un prodige de volonté. Il faut qu’il s’accommode à tous les caprices du temps et se soumette en mille occasions à la torture volontaire. Que la gelée fende les pierres, que le soleil brûle, que la pluie tombe ou que le vent hurle, il est toujours à l’œuvre ; que l’inondation noie ses récoltes, que la chaleur les calcine, il moissonne tristement ce qui reste et qui ne suffira guère à le nourrir. Qu’arrive le jour des semailles, il se retirera le grain de la bouche pour le jeter dans le sillon. Dans son désespoir, l’âpre foi lui reste : il sacrifie une partie de la pauvre moisson, si nécessaire, dans la confiance qu’après le rude hiver, après l’insidieux et traître printemps, après le brûlant été, le blé mûrira pourtant et doublera, triplera la semence, la décuplera peut-être. Quel amour intense il ressent pour cette terre, qui le fait tant peiner par le travail, tant souffrir par la crainte et les déceptions, tant exulter