Page:Reclus - Correspondance, tome 1.djvu/39

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heure qui sonnait semblait dire à la pensée qui se manifestait en moi : « Tu n’iras pas plus loin. À une autre ! » C’était là pour moi un grand ennui sur lequel pouvaient seuls me faire passer les doux rapports de sympathie qui m’unissaient à tel ou tel professeur, à tel ou tel élève. J’ai encore besoin de vivre de la vie de jeune homme et de ne pas endosser l’habit noir de l’homme mûr ; car celui dont la jeunesse s’use trop vite peut craindre de la voir reparaître un jour quand elle n’est plus de mise.

Pour venir à Berlin, il nous a fallu traverser les contrées les plus tristes que je puisse m’imaginer. Que nos landes sont belles avec leurs bouquets de pins, leurs horizons lointains, la couleur chaude de leur sol et l’odeur embaumée de leurs bruyères. Mais ces landes où les plantes, quand il y en a, ne s’élèvent pas plus haut que les mousses, la plupart du temps ne présentent à l’œil qu’un sable noirâtre, intercepté de distance en distance par de grandes flaques d’eau sale, où se réfléchit une brume fumeuse, pas d’horizon, pour ainsi dire, et puis deux grandes lignes de fer qui traversent le tout sont d’un bien triste aspect ! Berlin aussi gît au milieu des sables, mais cependant il y a deux ou trois tertres qu’on appelle ici des montagnes « Berge » et on a forcé la nature en y plantant des arbres qui qu’en grogne. La ville est d’une régularité maussade et ennuyeuse ; on voit qu’elle est bâtie d’hier. La Sprée, qu’on calomnie tant chez nous, vaut mieux que sa réputation : avant d’entrer à Berlin, elle est presqu’aussi large que le Rhin et a même une certaine profondeur. Ce qu’il y a de singulier, c’est que plus elle approche de son embouchure, plus elle rétrécit, plus aussi son courant s’affaiblit ; sans doute qu’elle s’engloutit quel-