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GÉOGRAPHIE.

bancs de vase fiévreuse que peu à peu les digues et les dessèchements transforment en polders. Sur ces rives prospère une industrie qui s’empare de plus en plus de nos côtes : on y drague l’huître, on la parque, on l’engraisse, on l’instruit même en ce sens qu’on l’habitue à fermer strictement ses coquilles pour garder son eau de mer. Et tous ces soins hypocrites pour la manger plus vivante !

La Vire (132 kilomètres) descend du Bocage normand, granits, schistes et grès rouges, nature un peu sombre et sauvage, encore Normandie par la fraîcheur des prés, la beauté des arbres, l’industrie des bourgs ; mais ses villages d’où l’on émigre comme d’Auvergne, ses hameaux où la vie fait plus que réparer les brèches de la mort, ses animaux qui n’ont ni la taille, ni l’opulence de chair, ses champs indigents, ses rocs épars, l’hiver qui charge de neige des hêtres et des châtaigniers au lieu d’y mouiller de pluie, comme dans le bas pays, des peupliers, des ormes et des chênes, rien de cela ne rappelle la province à la fois fertile de sol et stérile en hommes dont le Tasse eût pu dire autant que de la Touraine, qu’elle est agréable, délectable et molle. La Vire baigne le beau val de Vire et Saint-Lô : navigable à ce jour pendant 22 kilomètres, elle le sera sur 100 quand on l’aura munie des 42 écluses qu’il lui faut sur ce tortueux chemin de vingt-cinq lieues. Au sud-ouest de son estuaire, le plan de ses grèves se continue par la platitude des prairies de Carentan que les eaux noieraient sans les digues élevées contre le flot de mer et contre des rivières traînantes : la Taute (55 kilomètres), la Sève et l’Ouve ou Douve (70 kilomètres). Ces prairies, d’ailleurs, ne furent point toujours terre ferme ; le marais qu’elles remplacent et qui, sans les levées, les remplacerait à son tour, fut un fiord de la mer, une eau tranquille où les siècles déposèrent la matière des herbages de Carentan. C’est à travers ces terres molles, entre la Vire et l’Ay, que Napoléon projeta, qu’il com-