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FRANCE.

La mer ne passe pas uniquement son temps à dévorer des îles, des presqu’îles, des caps, elle remplit des golfes et dépose au fond des eaux la matière des continents futurs : les protubérances qu’elle ronge lui suffisent pour combler les baies, mais pour la création des sols de l’avenir, il lui faut le secours des boues fluviales ; ces boues, c’est de la montagne surtout qu’elle les reçoit. Et le mont ne fournit pas seulement des alluvions terrestres aux plaines et aux mers, il en descend aussi des alluvions humaines pour la croissance et la durée des peuples.

Dans l’air sain des sommets, dans les gorges ruisselantes, sur les hautes prairies, au-dessus des soleils énervants, loin des excès de Tarente et des mollesses de Sybaris, loin du luxe, de la soif d’honneurs, des vœux tendus, des rêves trompés, des vies dispersées et manquées, s’endurcissent et s’augmentent des générations qui vont prendre en bas les places vides faites par la corruption, l’épuisement, le calcul, le suicide et la mort prématurée.

Ce ne sont pas des familles de deux ou trois enfants blêmes qui sortent des chaumières longtemps bloquées par l’hiver, mais de petites cohortes de six, huit, dix garçons et filles au sang rouge, aux os massifs, aux muscles durs, aux nerfs tranquilles. Quand il arrive à l’achèvement complet de son être, l’homme des pics, des plateaux, des bombements supérieurs a, suivant les altitudes, passé vingt fois par la terrible épreuve de quatre, six, sept et même huit mois d’un ciel fait de jours et de nuits également implacables. Souvent c’est la neige qui tombe en don de joyeux avènement sur la cabane où naît un montagnard ; souvent aussi c’est la neige qui charge le toit sous lequel un montagnard expire ; et quelquefois la terre, serrée par le froid, ne peut recevoir ce cadavre : alors, scellé dans son cercueil, le mort attend que la saison plus tiède ouvre le sol natal à la pioche du fossoyeur.

Ces familles vigoureuses sont pauvres, tant sur le pla-