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l’homme et la terre. — chevaliers et croisés

leur patrie la chrétienté. Le mot « international », que tant de patriotes modernes prennent en mauvaise part depuis que les États se sont fortement constitués en patries aux bornes garnies de forts et de redoutes, ce mot eût à peine été compris chez les clercs du moyen âge, tant il semblait naturel que dans l’Eglise, c’est-à-dire dans l’assemblée des saints, tous les prêtres et moines, quel qu’eût été leur lieu de naissance, appartinssent à la même grande famille et fussent accueillis conformément à leur mérite. Irlandais ou Germains, Espagnols ou Français, Italiens ou Esclavons, ils voyageaient librement de diocèse en diocèse, de couvent en couvent, et pouvaient s’élever en dignité sans avoir à renier leur pays d’origine. De même que le pape réclamait la domination spirituelle, et temporelle au besoin, sur le monde des croyants, de même ceux-ci revendiquaient leur commune nationalité dans toutes les contrées de l’Eglise qu’ils parcouraient ; à travers les siècles ils avaient maintenu leurs droits antiques de « citoyens romains ». Dans le choc de l’Occident et de l’Orient, ce fut une grande force pour la papauté que la cohésion de ses moines et de son clergé, malgré la fragmentation des foules en nations diverses ou se transformant sans repos.

Non seulement l’élément monacal donnait à la société des attaches avec l’antique civilisation romaine et lui procurait ainsi un certain idéal bien nécessaire dans le monde opprimé, il mélangeait aussi les classes et pouvait utiliser des énergies puissantes qui sans lui n’auraient pu trouver d’autre issue. Les religieux d’origine populaire ou même serve, que l’ambition naturelle ou le simple besoin physique d’une liberté relative avait fait entrer dans les ordres, apportaient à leurs actions plus d’énergie que les fils de seigneurs, fatigués de l’existence avant de l’avoir sérieusement commencée. C’est ainsi que la société religieuse, incessamment renouvelée par les apports d’en bas, n’en arrivait pas à se délimiter en une caste purement oppressive ou à se perdre dans les subtilités ou les folies du mysticisme. À cette époque, d’ailleurs, qui était celle des romans de chevalerie et des récits miraculeux, les esprits s’élançaient volontiers vers le mystère et vers l’inconnu. Le personnage de la Trinité qui résumait en lui les vœux des moines n’était-il pas alors le Paraclet, le Consolateur, c’est-à-dire le Saint-Esprit, cet être si vague, si incertain que la légende populaire n’en a imaginé d’autre représentation que la figure d’une colombe ? Dieu le Père, créateur de toutes choses visibles. Dieu le Fils, qui fut homme et