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l’église et l’usure

son tour, puisqu’il lui convint de solliciter les donations et les legs ? Elle avait mauvaise grâce à blâmer chez autrui ce qui était devenu sa constante pratique, directe ou indirecte.

Quand l’Eglise n’empruntait pas, elle faisait emprunter par le Juif ; elle en était quitte pour le maudire et le dépouiller comme voleur et comme impie après l’avoir utilisé comme préteur d’argent. Les théologiens les plus honnêtes cherchaient des arguments pour expliquer leur hypocrisie : « Qui ne sait, dit Gerson, que l’usure doit être extirpée ; mais il serait bon de dire dans quel cas il y a vraiment péché d’usure… afin de ne pas s’exposer par une rigueur mal entendue à compromettre les revenus mêmes de beaucoup d’églises »[1]. A cet égard, une sorte de division du travail s’opéra au profit du monde clérical, entre les ecclésiastiques régulièrement établis d’une part, et, d’autre part, les moines mendiants. Ceux-ci s’en tenaient à l’antique orthodoxie, qui ne reconnaissait aucun droit de propriété, ni en particulier, ni en commun. Ce principe de conduite justifiait, commandait même la mendicité, et celle-ci avait, en outre, l’avantage d’accroître les richesses ecclésiastiques, car ceux qui n’avaient pas le droit de posséder avaient néanmoins toute autorisation de gérer les biens d’autrui, et, dès qu’ils les géraient au nom de l’Eglise, nulle prescription de temps n’interrompait leurs droits. Il en était autrement pour les moines trop zélés qui eussent voulu pratiquer le communisme sociétaire par le travail et risquaient ainsi de se rapprocher de la société civile : ils étaient aussitôt condamnés et persécutés[2].

À cette époque de transition, alors que la richesse se mobilisait rapidement par la monnaie, par le crédit et par la banque, les Juifs furent de précieux auxiliaires pour les gouvernements. De tout temps, les pouvoirs royaux, que leur politique, même inconsciente, porte à diviser pour régner, eurent intérêt à disposer d’une classe de sujets sur lesquels ils pussent, dans les circonstances difficiles, détourner la colère et les violences du peuple. C’est ainsi que les Juifs furent pour les États de la chrétienté médiévale les « précieux déicides » qu’il était légitime de frapper quand d’autres étaient coupables : ils n’eussent pas existé que l’Eglise les aurait fait naître sous le nom d’hérésiarques ou de schismatiques. Pendant les grandes expéditions des Croisades, dans les villes

  1. Charles Jourdain, Mém. de l’Acad. des Insc. et Belles-Lettres, t. XXVIII, 1874.
  2. Guillaume de Greef, Essais sur la Monnaie, le Crédit et les Banques, pp. 34, 35.