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l’homme et la terre. — la renaissance

du cercle de la famille et de l’ombre des nefs et couvents ; même un très grand nombre de femmes devinrent célèbres par leur science, leur esprit, leurs qualités viriles ; en mainte famille noble, les filles participaient pleinement à l’éducation de leurs frères.

La malédiction que l’Église chrétienne avait prononcée contre le corps, considéré comme le siège de toute passion vile, cessa de peser sur les hommes : « Les mille ans de crasse », par lesquels Michelet résume le moyen âge, eurent enfin leur terme. Ce fut là une grande révolution, la plus importante qu’ait déterminée la Renaissance, car elle implique un affaiblissement de ce dogme terrible du péché originel qui avait pourri l’humanité chrétienne et lui apprenait à mépriser son corps, ou à voir en lui le réceptacle de tous les vices. La punition de la coulpe première entraînait forcément l’horreur de la « chair » contrastant avec l’âme immortelle, et, dans la pratique de la vie, ce mépris du corps ne fut autre chose que la saleté. La vermine, les ulcères, les plaies furent en honneur ; on se fit gloire d’élever vers Dieu des mains purulentes, d’appeler son regard sur des membres atrophiés ou découlant de sanie. Dans les campagnes françaises, soumises pendant quatorze cents ans à la discipline ecclésiastique, ce fut jusqu’à une époque récente un devoir pour les fidèles de ne pas « laver l’eau du baptême » : par une étrange dépravation, le symbole même de la purification avait fini par servir de prétexte à l’impureté. De nos jours encore, les Mongols cessent de laver leurs vêtements pendant toute une année lorsqu’un malheur public, la perte d’une récolte par exemple, a témoigné de la colère céleste[1] ; leur mentalité n’a guère changé depuis la visite de Rubruk : il raconte qu’une lessive suffirait pour faire tomber la foudre. Et, pour revenir dans les terres chrétiennes que la domination des moines a tant fait ressembler à celles de la Mongolie, ne vit-on pas en Espagne l’Église défendre l’usage de l’eau pure ? En 1467, le cardinal Espinoza mit un terme au scandale des bains que prenaient encore les descendants des Arabes restés dans le royaume « catholique » par excellence[2], dans ce pays où la malpropreté d’une princesse fut érigée en héroïsme.

Or, la réhabilitation de la chair — ainsi que s’exprimaient les saint-Simoniens à l’époque romantique du socialisme — était la condition essentielle de l’émancipation de l’art. Certes le peuple de la belle Italie

  1. W. W. Rockhill, Diary of a Journey through Mongolia and Tibet, p. 154.
  2. A. S. Martin, Spain, its Greatness and Decay, p. 153.