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l’homme et la terre. — colonies

pleine victoire. Cette fois l’ambition des Attila ou des Djenghis, des Charlemagne ou des Charles Quint n’était plus simplement celle d’un dévastateur d’instinct ou de génie, elle devenait, grâce à la création de l’ordre des jésuites, un idéal religieux auquel tous les catholiques devaient croire comme à un dogme : c’était désormais aux sujets eux-mêmes de préparer cette monarchie universelle. Le sombre et timide Philippe II put, sans trop de folie apparente, viser à ce pouvoir royal sans bornes, appuyé sur cette compagnie de Jésus vraiment incomparable par sa complète solidarité politique et par la puissance de son dévouement. Pour ces apôtres, l’unité de l’obéissance au roi devait reposer sur l’unité de croyance et de prière. Jamais pareille entreprise n’avait été tentée, jamais plus de volonté, de longue persévérance ne fut mise au service de l’œuvre de domination universelle ; les conditions les plus heureuses étaient réunies pour qu’enfin, une fois dans l’histoire de l’humanité, la monarchie absolue pût arriver à ses fins ; plus d’une fois, en Europe, en Chine, au Japon, dans l’Amérique du Sud, ce régime parut être en voie de réussir, mais, partout, en Espagne comme ailleurs, il finit par succomber. Quel asservissement définitif eussent célébré les maîtres ! « Une foi, une loi, un roi » ! Mais aussi c’eût été la mort de la pensée. En Espagne déjà, elle fut tuée pour des siècles.

L’immensité même du monde conquis, ou du moins annexé officiellement, par delà les mers, aurait pu faire croire que la méthode des anciens conquérants était désormais abandonnée, et qu’au lieu de parcourir triomphalement la terre de champ de bataille en champ de bataille, il suffirait au futur maître des hommes de savoir préparer lentement par de savantes conspirations, aidées au bon moment par des coups de force, l’assujétissement ou l’humiliation des nations voisines. Mais, si favorisé qu’il fût par les circonstances et si bien secondé par l’appui de l’Eglise et des ordres religieux, le triste personnage qu’était Philippe II n’avait pas le génie de l’à propos, ni celui de la décision quand la fortune venait à lui, ne lui demandant que d’agir ; même victorieux, il parlementait encore et temporisait comme pour éviter une défaite. Le plus jaloux des hommes, il cachait encore ses projets lorsqu’ils auraient dû être en pleine réalisation ; à la lumière du jour, il se blottissait au fond de sa noire caserne, au milieu de ses policiers et de ses moines, au lieu de chevaucher