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l’homme et la terre. — colonies

péruvien : « Le système n’est point imaginaire, puisque… les mœurs de peuples que gouverne Zeinzenim ressemblent, à peu de chose près, à celles des peuples de l’empire le plus florissant et le mieux policé qui fut jamais…, celui des Péruviens »[1]. Même de nos jours, il n’est pas rare d’entendre vanter les Inca comme un modèle à suivre dans la société future.

Certainement les indigènes du plateau andin l’emportaient de beaucoup sur les civilisés de nos jours, au moins par ce fait que tous les individus sans exception y avaient leur subsistance assurée. Pareil résultat témoigne chez les Péruviens d’un esprit de solidarité et d’une conscience scrupuleuse dont est complètement dépourvu notre monde européen, reposant sur le principe de la propriété personnelle illimitée. À ce point de vue, la civilisation moderne qui enorgueillit tant les ingénieurs et les industriels est inférieure à celle des Inca, d’autant plus qu’il n’y a aucun doute aujourd’hui sur l’immensité des ressources que possède la Terre. Il est incontestable — quoique les économistes de l’école officielle passent ce fait sous silence — que les produits annuels en aliments de toute espèce dépassent de beaucoup les nécessités de la consommation. Certes, des hommes meurent de misère et de faim par milliers, mais immédiatement à côté d’eux, des amas de denrées s’avarient et se perdent dans les greniers les entrepôts et les magasins.

Tout en reconnaissant donc qu’à cet égard les modernes ont à s’humilier devant les Inca, il faut dire que la civilisation, telle que ceux-ci l’avaient conçue et la pratiquaient, devait amener fatalement la décrépitude et la ruine de la nation. Les Péruviens croyaient à cette utopie du « bon tyran » qui séduit aussi un grand nombre d’esprits en Europe mais que les révolutions successives ont heureusement rendue irréalisable. L’Empereur ou Inca était le fils du Soleil et le « Soleil » lui-même, le grand régulateur de tout le système qui gravitait autour de lui : la loi, apou-psimi était la « parole du maître »[2]. Non seulement sa volonté était irrévocable comme celle des rois des Perses, elle était aussi infaillible comme l’est devenue, en théorie, celle du Souverain pontife. Le peuple n’avait qu’à jouir du bonheur dont la raison suprême du monarque voulait bien le combler. Toutefois, sans qu’il s’en rendît compte, l’Inca obéissait certainement à d’anciennes coutumes qui, après avoir été celles de communautés autonomes, avaient pris un caractère impérieux nette-

  1. Basiliade, t. I. p. XLI ; — André Lichtenberger, Le Socialisme au XVIIIe siècle, p. 108.
  2. Célestin Prat, Bull. de la Soc. d’Ethnographie de Paris, avril-juillet 1901.