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l’homme et la terre. — le roi soleil

taines de mille s’étaient portés sur la région déserte naguère, et chaque ruisseau, chaque rivière se garnissait d’un collier de villages et de villes. Le peuplement fut aussi rapide que, deux siècles plus tard, dans les campagnes de l’Ouest américain. La suzeraineté du seigneur devenait donc d’autant plus difficile à maintenir que l’étendue de son domaine se peuplait plus rapidement et que les colons s’accoutumaient à la pratique de la liberté. Pourtant le maître prétendu continuait à revendiquer ce qu’il appelait son droit sur les paysans colonisateurs et cherchait des alliances parmi les souverains et les bandits : il en résultait tout un remous de guerres entre Cosaques, Polonais et Russes, qui déplaçait incessamment les frontières des seigneuries et des communautés plus ou moins libres.

Un autre élément, celui des luttes religieuses, venait s’ajouter et souvent se confondre au mouvement social et politique de la colonisation des terres nouvelles. La Russie ne pouvait échapper à l’ébranlement général qui avait agile l’Europe aux temps de la Réformation ; mais la crise y fut naturellement plus tardive et dut son caractère spécial à un milieu tout à fait différent. Le gouvernement des tsars, qui ne voulait au-dessous de lui qu’une foule sans pensée se conformant au geste d’en haut, avait fait décider par un concile de prélats (1666) tout un ensemble de changements liturgiques et confessionnels qui parurent autant de blasphèmes aux vieux croyants. La révolte des consciences éclata et, comme il arrive souvent par suite de la complexité infinie des sentiments et des pensées, il se trouva que les conservateurs les plus ardents de la pratique des aïeux étaient en même temps les novateurs les plus hardis au point de vue politique. Les paysans, habitués aux cérémonies traditionnelles, ressentirent comme un crime l’ingérence du pouvoir civil dans ce qui était du ressort de leur conscience privée, mais il est évident que cette rancœur religieuse se confondit pour une bonne part avec l’amer regret de la liberté perdue : les pratiques de culte leur semblaient être la consolation suprême depuis que, devenus serfs, ils n’avaient plus même le droit d’échapper à la terre, celle ci ne leur appartenant plus. De là naquirent ces sectes du raskol (scission), qui proviennent toutes de l’esprit de conservation et présentent cependant tant de formes diverses. Il y eut peu de soulèvements à main armée, car les paysans n’avaient que des bâtons et des fléaux contre des épées et des fusils. La plupart s’enfuirent dans les solitudes des marécages et des forêts ou bien en dehors des frontières de l’empire : d’autres allèrent rejoindre les cosaques de la steppe ; d’autres