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l’homme et la terre. — le dix-huitième siècle

« système » de Law, entraîné dans la frénésie du jeu, ne s’était compliqué en même temps du remaniement de tout le régime fiscal et financier de la France et de l’Europe. Tout devait se transformer à la fois, mais ces changements menaçaient les nombreux fonctionnaires et parasites qui vivaient de la routine, les fermiers généraux et les receveurs, les gens de loi et les gens d’église qui se liguèrent aussitôt contre le novateur. D’ailleurs, comment celui-ci n’aurait-il pas été vaincu, puisque tout en agissant en dehors de l’État, de sa pleine initiative, il n’en rêvait pas moins que l’ « abolition de l’abus se ferait par l’abus suprême, que la révolution allait s’opérer par le pouvoir illimité, indéfini, le vague absolutisme, le gouvernement personnel qui ne se gouverne pas lui-même »[1]. Quoi qu’il en soit, la banque de Law et celles qui naquirent vers la même époque en Angleterre, à Ostende et en Hollande, donnant lieu aux mêmes abus et aux mêmes catastrophes, n’en marquent pas moins une date capitale, le commencement d’une ère dans l’histoire de la bourgeoisie : sur le marché des écus — en attendant mieux — tous sont devenus égaux ; la banque ne distingue plus entre hommes et femmes, jésuites et jansénistes, nobles et roturiers, maîtres et laquais.

Mais l’avènement financier de la bourgeoisie était peu de chose en comparaison de la liberté de parole et de pensée reconquise par les écrivains, hérauts de la société future. Déjà Voltaire, qui devait un jour personnifier le dix-huitième siècle, avait commencé son œuvre de révolution par l’ironie en rimant ses premiers vers, fort médiocres d’ailleurs, à la gloire d’un roi resté à demi huguenot, et proclamant la tolérance religieuse.

C’était d’une belle audace chez un jeune homme qui connaissait déjà la Bastille[2] ; mais, plus grand que Voltaire dans sa conception de l’histoire, Montesquieu ne s’attaque pas seulement aux oppresseurs, il ne se borne pas à plaider la cause de la pitié, il se fait encore le défenseur de la justice, il cherche, dans l’ensemble des âges et chez tous les peuples, quel est le droit dans son essence, non celui d’un homme, d’une classe et d’une nation, mais celui de l’homme lui-même. La portée de son œuvre dépasse de beaucoup en réalité le but qu’il voulait atteindre, car si le droit de l’homme est intangible, toute autorité qui l’abaisse, qui restreint son développement libre, n’est elle pas inique par

  1. Michelet, Histoire de France, XV, la Régence, p. 242.
  2. Même ouvrage.