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Page:Reclus - L'Homme et la Terre, tome IV, Librairie universelle, 1905.djvu/598

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l’homme et la terre. — le dix-huitième siècle

civilisation, il prêchait hardiment à tous ces gens, las et désabusés de la vie, le retour vers la nature et le travail rénovateur. Bien plus, il proclamait l’égalité entre les hommes : alors que Voltaire écrivait l’histoire d’un Louis XIV, d’un Charles XII, Rousseau évoquait une société dans laquelle le droit public naîtrait du contrat de tous les citoyens. Déjà les revendications desquelles devait jaillir le socialisme du siècle suivant se formulaient dans ses écrits : « citoyen de Genève », il ne lui suffisait pas de donner aux peuples la forme républicaine, il voulait aussi leur assurer le bien-être et l’instruction. Sans doute, il n’était point encore arrivé à la conception que ces transformations politiques et sociales dussent être réalisées par la libre volonté des individus se groupant en sociétés qui se formeraient et déformeraient pour se reconstituer à nouveau, suivant les initiatives personnelles et le jeu des intérêts communs créés par les conditions du milieu. Encore très simpliste dans ses conceptions, il ne comptait que sur la puissante organisation de l’Etat, auquel il concédait une force irrésistible. La raison d’État, appuyée sur la religion d’État, eût permis d’écraser toute opposition ; logiquement, Rousseau devait donner naissance à Robespierre. Toutefois, l’œuvre du siècle en général et celle de Rousseau en particulier étaient infiniment complexes, grosses de conséquences diverses, heureuses ou funestes, et c’était déjà un très grand progrès dans l’ensemble de l’évolution qu’un auteur en vînt à présenter ses idées sur le fonctionnement normal des sociétés non comme une utopie, mais comme un plan proposé aux peuples en vue de la réalisation. L’homme sortait du rêve pour entrer dans le monde de l’action.

Une autre révolution s’était accomplie, et surtout par intermédiaire de Rousseau : des femmes prenaient ardemment part à la propagande des idées nouvelles contre l’ancien monde de l’autorité cléricale et monarchique ; la citadelle par excellence de la foi traditionnelle et de l’obscurantisme était définitivement entamée. La littérature nouvelle les autorisait à sortir de l’ignorance où le dix-septième siècle — notamment par la comédie des Femmes savantes — avait voulu les maintenir. Elles s’étaient passionnées, elles avaient pleuré à la lecture de la Nouvelle Héloïse ; en comprenant que l’amour était chose grave et non pas un simple divertissement, elles apprenaient aussi le sérieux de la vie. Elles savaient, grâce à Rousseau, que la mère doit être « maternelle » et ne pas déléguer ses soins et son amour à une mercenaire. Émile leur enseignait