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illusions sur le bon tyran

pour obtenir d’eux une constitution modèle. C’est ainsi que les Carolines, dont la charte féodale fut accordée, en 1663, à quelques seigneurs, Berkeley, Shaftesbury et autres, demandèrent à Locke de leur rédiger une constitution qui servirait de « grand modèle » aux peuples à venir. Ni Locke ni les seigneurs concessionnaires ne connaissaient le pays ni les hommes auxquels devait s’appliquer la constitution future, qui, naturellement, ne put jamais être expérimentée avec conviction et avec suite. De même les Corses et les Polonais consultèrent Rousseau ; il leur répondit par des « Lettres » et des « Considérations », qui ne pouvaient que rester inutiles.

Tandis que les philosophes parlaient du bonheur des peuples, les souverains, dont tant de courtisans célébraient le génie éclairé, montraient de quelle façon ils entendaient réaliser l’âge d’or attendu.

À cette époque, la Pologne se trouvait dans un état de véritable dissolution politique. Naguère ses principaux ennemis extérieurs étaient les Suédois du Nord, qui même, en 1656, avaient cru devenir les maîtres du pays, et les Turcs qui n’avaient cessé de guerroyer sur les frontières méridionales. À ces ennemis se joignirent d’autres adversaires encore plus formidables, à l’est les Russes, à l’ouest la Prusse, que la ténacité géniale de Frédéric II avait si puissamment constituée. Quant à l’Autriche, elle n’avait garde d’oublier la délivrance de Vienne par les Polonais de Sobiesky et ne demandait qu’à se venger de ce glorieux service.

Si la Pologne n’avait eu que les assaillants du dehors, peut-être aurait-elle pu échapper au danger, malgré le manque de frontières naturelles sur la plus grande partie de son pourtour géographique, mais à l’intérieur elle avait à se méfier de ses faux défenseurs et des traîtres : en premier lieu, elle pouvait craindre ses maîtres et confesseurs jésuites, qui avaient toutes les écoles en main et dirigeaient l’instruction dans l’intérêt de leur politique, non dans celui de la nation polonaise ; elle avait à redouter aussi ses propres rois, le plus souvent choisis à l’étranger et restés ignorants du peuple qu’ils juraient de « rendre heureux ». N’est-ce pas un de ces rois, Auguste II, qui, dès le premier tiers du dix-huitième siècle, proposa de dépecer son propre royaume pour satisfaire les appétits furieux des puissances d’alentour ? Aux Russes, il aurait donné la Lithuanie, aux Prussiens, tout le bas