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l’homme et la terre. — le dix-huitième siècle

de « Constantin » est entré dans le répertoire familial de la dynastie russe, comme pour rattacher les âges et faire de l’empire moderne des tsars la continuation légitime de l’ancienne Bysance.

La « question d’Orient », qui n’est point encore résolue plus d’un siècle après Catherine, aurait pu être hâtée de quelques décades si la guerre n’eût été conduite de la façon la plus désordonnée par des favoris beaucoup plus habiles à faire leur cour qu’à diriger des armées. Et d’ailleurs, même dans l’intérieur de la Russie, qui de loin paraissait être un ensemble homogène, le chaos n’existait pas moins entre les races juxtaposées.

Un exemple étonnant de ce désordre ethnique est celui que présente la fuite des Kalmouk Tourgot, campés depuis le commencement du siècle au nord de la Caspienne. Ces Kalmouk, qui avaient été chassés de leur territoire par un conquérant mongol et auxquels la Russie avait donné dans ses steppes orientaux une hospitalité bientôt transformée en une dure oppression, avaient eu souvent à regretter le pays des aïeux que leur décrivaient les récits des survivants, puis que vint encore embellir la légende. Les exacteurs d’impôts, les recruteurs de soldats leur prenaient les plus belles bêtes de leurs troupeaux, les plus forts jeunes hommes de leurs familles : l’existence devenait intolérable sur cette terre de l’étranger.

En un jour de l’année 1763 se fit le grand ébranlement de la nation, cent soixante mille individus, hommes, femmes et enfants, reprirent le chemin de l’Asie centrale, et, se perdant aussitôt dans des solitudes encore inconnues des Russes, échappèrent à toute poursuite. En huit mois, après une lente migration, de pâturage en pâturage, à travers les plaines d’entre Sibérie et Turkestan, ils vinrent se heurter contre des tribus kirghiz qui leur interdirent le passage dans le pays d’Ili, entre les rangées principales du Tian-chañ et les monts septentrionaux. Le conflit, puis le mouvement de retraite et le pénible contournement du territoire ennemi à travers les monts de l’Altaï, escarpés, neigeux, presque déserts, coûtèrent au peuple en marche, n’ayant pour les troupeaux que de mauvais pâtis, plus de la moitié de son effectif : soixante-dix mille Kalmouk seulement atteignirent la Terre des Herbes dépendant de l’empire chinois, où l’empereur ordonna de les accueillir.

En Russie, l’espace laissé vacant par les Kalmouk avait été envahi, comme ferait un remous d’eaux débordées, par des fugitifs de toutes