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l’homme et la terre. — le dix-huitième siècle

avaient commencé par se dire « sujets loyaux » tout en exprimant leur mécontentement, et ils s’imaginaient que si l’on avait fait en haut lieu droit à leurs demandes, le lien national d’allégeance eût encore été resserré chez eux par la gratitude. Les Anglais d’outre-mer se sentaient aussi fiers que ceux de la mère-patrie d’appartenir à la nation conquérante qui, dans ce siècle même, avait célébré tant de triomphes dans les deux moitiés du monde, aussi bien sur les bords du Gange que sur ceux du Saint-Laurent. En outre, ils partageaient l’admiration de Voltaire et de Montesquieu, celle de presque tous les hommes pensants d’alors pour cette « glorieuse » constitution parlementaire qui était censée former un admirable mécanisme de compensation entre tous les éléments de la nation, royauté, noblesse, bourgeoisie, éléments parmi lesquels on avait oublié de classer la masse du peuple qui travaille et sans laquelle rois, nobles et bourgeois mourraient d’inanition. Enfin, tous ceux qui étaient chrétiens, ou qui se croyaient tels — c’était l’immense majorité dans les colonies britanniques, et notamment parmi les Bostoniens, les plus âpres à la lutte —, se trouvaient bien embarrassés pour concilier leurs scrupules de conscience avec la revendication de leurs intérêts. Sans doute, ils pouvaient lire et relire le fameux épisode[1] racontant comment le prophète et juge d’Israël déconseille aux Juifs de prendre un roi, inutilement du reste ; mais à ce curieux passage, qui témoigne de la rivalité constante des deux pouvoirs, théocratique et monarchique, combien d’autres citations de la Bible, surtout dans le Nouveau Testament, pouvaient-ils opposer pour se convaincre du devoir d’obéissance envers les souverains et tous ceux qui ont en main le glaive, symbole de la volonté divine ?

L’idée, le désir, la volonté de se faire indépendants ne vinrent que tardivement et par degrés aux Américains révoltés, la guerre durait depuis un an que les corps constitués de la plupart des colonies parlaient encore de leur fidélité au roi et recommandaient au généralissime d’avoir en vue un arrangement avec la mère patrie comme le « vœu le plus cher de tout cœur américain ». En mai 1776, New-York conservait encore l’espoir de maintenir l’union avec la métropole et fit même une tentative isolée pour arriver à l’accord. Un des délégués de la Géorgie au congrès de 1775 déclarait que, dans sa province, toute proposition for-

  1. Samuel, chap. VIII.