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l’homme et la terre. — les communes

Quoi qu’on en dise, l’art implique par sa naissance même un état social dans lequel ont surgi des préoccupations nouvelles bien différentes de la naïve croyance. Dans sa période d’ardente foi, de mépris absolu des choses terrestres, de haine du monde visible et d’extase en visions divines, la religion croirait s’avilir en descendant jusqu’à l’art, incitation d’origine diabolique. La ferveur envers Dieu ne saurait trouver de joie dans la beauté des pierres, dans la majesté des nefs sonores, dans les proportions superbes des colonnades convergeant à la gloire de l’autel. Les apôtres du sacrifice, des macérations et du renoncement préfèrent les cryptes noires, même les cavernes des rochers. Les merveilleux édifices de la période romane et des siècles de l’ogive nous racontent, non la puissance de la religion, mais au contraire la lutte victorieuse que l’art, cette force essentiellement humaine, a soutenue contre elle ; ils nous disent le triomphe des ouvriers, gens qui frayaient peu avec les prêtres et n’étaient point aimés d’eux. Les « maçons », la corporation qui sut acquérir tant d’éclat à l’époque de la grande floraison architecturale, du douzième au quatorzième siècle, se trouvaient être déjà, par suite de leur opposition avec le clergé, de véritables « francs-maçons » et donnaient libre expansion à leurs sentiments par les caricatures et les satires en pierre dont ils ornaient les colonnes, les chapiteaux et les nervures des édifices. Bien que le clergé ait eu depuis le moyen âge le temps et les occasions de faire disparaître les traces les plus flagrantes de la haine ou du mépris qu’on lui portait, il reste pourtant un nombre suffisant de ces témoignages établissant la parfaite indépendance des artistes constructeurs et des bourgeois de la cité à l’égard des prêtres.

Les bâtisseurs de cathédrales se montrent également libres de toute ingérence ecclésiastique par les motifs d’ornement qu’ils tirent de la nature et de l’histoire profane. Le sculpteur médiéval introduisait dans son œuvre les belles formes qu’il avait vues dans les forêts et dans les champs : ainsi l’archéologue Saubinet a pu dresser la liste de vingt et une plantes de la flore indigène reconnues par lui dans les sculptures de la cathédrale de Reims[1]. Les tailleurs de pierre aimaient aussi à représenter les animaux, mais la difficulté du travail les obligeait à faire des caricatures, non des images fidèles : ils se laissaient aller à leur fantaisie pour tailler des gargouilles fantastiques, pour figurer des bêtes monstrueuses,

  1. Emile Motte, Une Heure d’Art.