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l’homme et la terre. — contre-révolution

monde, ou du moins de tous les rivages de la Terre, ce fut le commencement de la thalassocratie anglaise qui devait durer près d’un siècle. L’aristocratie nobiliaire et commerciale qui gouvernait la nation puisa dans cet orgueil une force indomptable. Elle employa dans sa formidable lutte contre Napoléon toutes ses ressources en argent et en hommes, accumulant les emprunts et les dettes, ruinant les industries, réduisant les foules prolétaires à une misère sans nom, mais avec la certitude qu’après la victoire définitive, lors de l’épuisement général de l’Europe, elle serait la première parmi les puissances et qu’elle jouirait même d’une véritable hégémonie, grâce à son monopole des manufactures et à la possession des marchés lointains.

C’est alors que Napoléon conçut le projet d’enlever à l’Angleterre son marché par excellence en subjuguant définitivement l’Europe. Le blocus continental (1806) devait isoler complètement la Grande Bretagne, en faire plus qu’une île, une terre perdue au delà des océans déserts. Il était désormais interdit à quiconque de rester neutre dans la lutte ; le petit État du Danemark en fit la dure expérience lorsque, en septembre 1807, le gouvernement anglais, sachant aussi bien que son illustre antagoniste méconnaître le droit des gens, fit bombarder Copenhague par ses vaisseaux ; quatre jours durant, la ville fut couverte de feu et la flotte se retira ayant tué plus de deux mille paisibles habitants.

Il est vrai qu’en coupant ainsi toutes relations entre la terre ferme et sa dépendance naturelle d’outre-Manche, l’empereur appauvrissait ses sujets, les privait des produits manufacturés et les ramenait ainsi vers la barbarie primitive, mais l’espoir d’attirer plus de mal à l’ennemi qu’il ne s’en faisait à lui-même le soutenait dans cette lutte insensée. Le mouvement des échanges était donc presque complètement interrompu et ne se maintenait çà et là que grâce à la contrebande, d’ailleurs encouragée en secret par maint dignitaire de l’Empire qui en tirait un ample profit. Nul doute que l’âpre intérêt commercial n’ait été pour une forte part dans le soulèvement des peuples qui se produisit contre l’empire après ses premiers désastres. D’ailleurs ce fut justice : on ne cherche pas impunément à se placer en travers de la marche des nations.

Or, l’œuvre entière de Napoléon, en tant qu’il ne se laissa pas porter par le reflux normal de la réaction triomphante, consista précisément en une intervention brutale et capricieuse dans tous les événements