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l’homme et la terre. — contre-révolution

Ainsi, sans aucune raison, si ce n’est celle de doter malgré lui son frère ainé Joseph et de lui imposer le gouvernement d’un royaume (1806), l’empereur attire le roi d’Espagne, Charles IV, et son fils Ferdinand à Bayonne, sur territoire français, et, par la menace, force les deux princes à l’abdication. Mais la nation ne se laissa point donner aussi facilement qu’une couronne. Elle résista avec une vaillance qui ne fut jamais dépassée. En aucun siège on ne vit armée plus froidement résolue à mourir que le fut la garnison de Saragosse, alors que les troupes défendant la ville de maison en maison et voyant le cercle de feu se rétrécir autour d’elles allèrent s’agenouiller dans l’Eglise tendue de noir, assister à leurs propres funérailles[1]. Mais des gens qui restaient indifférents à leur propre mort n’étaient point hommes à s’offusquer de tous les crimes de la guerre et des horreurs qui en sont la conséquence : l’atavique férocité manifestée pendant la guerre de sept siècles contre les Maures, puis durant la période fanatique de l’Inquisition, se réveilla contre l’étranger qui, lui-même, apportait la violence et la cruauté ; jamais scènes plus hideuses ne furent reproduites que dans Los Estragos de la Guerra, témoignage que nous a laissé Goya, d’après l’atroce réalité, de ces sanglantes années. D’ailleurs, la guerre de l’Indépendance espagnole contre les armées de Napoléon fut dans son essence intime beaucoup plus inspirée par la haine religieuse que par les revendications politiques. Certes, elle nous apparaît par ses grands côtés comme le réveil d’un peuple contre son oppresseur, mais ce peuple obéissait avant tout à ses prêtres qui voyaient dans les Français des gens sans foi, des athées révolutionnaires et destructeurs d’images. L’ennemi était surtout qualifié d’ « hérétique » et de « juif ». C’est là ce qui donna son caractère d’acharnement féroce à la guerre d’Espagne. A la fin de la tuerie, les généraux de Napoléon, dont chaque victoire était inutile, durent évacuer la péninsule, ramenant avec un gros butin les débris de leurs armées que harcelaient les Anglais de Wellington, autres hérétiques et fils du diable avec lesquels il fallait bien patienter !

Et cette guerre d’Espagne durait encore lorsque se produisit une autre effroyable guerre : celle de Russie, encore une conception impériale qui ressemblait à l’expédition d’Egypte par le côté romantique de l’aventure, loin de toute ligne de ravitaillement et d’appui.

  1. Madame de Staël, De l’Allemagne.