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Page:Reclus - L'Homme et la Terre, tome VI, Librairie universelle, 1905.djvu/124

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l’homme et la terre. — le nouveau monde et l’océanie

en cendres, les assistants en prennent chacun leur part et la conservent précieusement dans leur demeure pour se remémorer le plaisir de la vengeance. C’est ce que l’on appelle la « justice du peuple ».

Il est donc tout naturel que les noirs, vivant dans la crainte des violences et des battues, se groupent pour la défense ou se préparent à la fuite. Mais où s’enfuir ? Quelle ville, quel État leur donneront une hospitalité franche ? où seront-ils reçus en citoyens ?

Maint projet d’exode vers l’Afrique mère s’agite et se discute chez ses fils persécutés. De même que les Juifs se remuent fiévreusement en vue d’un retour en masse vers la « Montagne de Sion » et, pourtant, restent en immense majorité dans les pays des Gentils où ils sont nés, où vivent leurs familles, où se font leurs affaires, de même les nègres des États-Unis parlent d’émigrer par millions vers la république de Liberia, même de reconquérir sur les puissances européennes l’immense continent noir et de se faire les organisateurs d’une Afrique aux Africains ; mais ils continuent de séjourner sur la terre qui est à eux, où ils ont leurs souvenirs, leurs amitiés, et malgré tout, leurs espérances. C’est que, en dépit de leurs anciens maîtres, ils sont devenus complètement Américains, par, la langue, l’éducation, la manière de penser, même par le patriotisme et tous ses préjugés. C’est ainsi que parmi les plans d’avenir politique dont les nègres des États s’entretiennent avec passion existe un projet de conquête haïtienne : ils seraient fiers de pouvoir imiter dans leurs annexions violentes les Américains de race blanche et se targueraient à leur tour d’apporter une civilisation supérieure à des peuples déshérités jusqu’alors. En visitant les nègres nord-américains, en s’entretenant avec eux, on est étonné de voir combien minime est leur part d’originalité dans l’ensemble de la nation qui, après les avoir formés, moulés, pénétrés de son esprit, cherche pourtant à les repousser, à se débarrasser d’eux. Et comment les fils des esclaves ne se seraient-ils pas transformés en de purs Américains, puisqu’on leur avait enlevé le parler maternel, le nom même, tout souvenir du pays d’origine ? A quels hommes pourrait-on mieux appliquer qu’à cette nation sans mémoire de la patrie le terme de « déracinés » ?

Mais, quoi qu’on en dise, la population des États-Unis, rouge, blanche et noire, se prépare à cette évolution abhorrée de la « miscégénation ». C’est par en bas surtout que se fera l’union des races. Fort clairsemés sans doute, parmi les fils des abolitionistes sont des hommes de cœur qui,