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Page:Reclus - L'Homme et la Terre, tome VI, Librairie universelle, 1905.djvu/172

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l’homme et la terre. — le nouveau monde et l’océanie

les malheurs de la race polynésienne. Tout d’abord, il faudrait énumérer les morts violentes que comporte l’œuvre dite de « civilisation ». Ainsi, pour prendre précisément un exemple dans Raïateia la Sacrée, on peut se demander si la grande France a bien agi en exigeant des indigènes de la petite île une soumission absolue, inconditionnelle, alors que ceux-ci voulaient bien rester amis, accepter même le fétiche du drapeau, mais à condition de demeurer libres en suivant la coutume antique ? On leur avait donné quelques jours de réflexion avant le 1er janvier 1897 pour se soumettre à merci. Une moitié des insulaires préféra combattre, tenir la montagne pendant plusieurs mois, et ne se rendre que décimée, pour se laisser ensuite déporter dans l’archipel des Marquises. Combien de morts furent la conséquence de cet acte de conquête ? La statistique ne le dit pas. Elle ne nous dira pas non plus combien aura coûté l’acte de « justice » que des envahisseurs allemands ont récemment exercé, non pas dans l’Océanie proprement dite, mais dans un archipel de la Mélanésie, peu importe le lieu, puisque le système et la méthode sont partout les mêmes. En octobre 1901, le vaisseau de guerre germanique le Cormoran alla châtier les insulaires de Saint-Mathias en massacrant d’abord 61 « sauvages », puis en capturant les femmes et les enfants pour les emmener au poste allemand de Herbertshöhe, où ils auront à se faire une idée de la puissance des « civilisés » avant de retourner dans leur île, s’ils en trouvent l’occasion et s’ils restent en vie. Quel crime atroce avaient donc commis les gens de Saint-Mathias pour qu’on les punît d’une façon aussi barbare ? Ils s’étaient vengés, par le meurtre, sur la personne d’un Allemand ayant trouvé plaisant de couper des cocotiers, les arbres qui nourrissent et entretiennent les naturels[1] : « Histoire de rire un peu ! » Et que de fois de pareils événements se sont reproduits en divers points de l’Océanie, tous approuvés par la morale nationaliste qui sévit encore en notre monde, si fier de son progrès. Dans l’histoire de la mer du Sud, peut-être même dans l’histoire universelle, l’amiral Goodenough reste encore un exemple unique de véritable humanité. Se sentant blessé à mort par une flèche égarée, il se tourna vers ses matelots, qui déjà saisissaient des carabines, préparaient des canons et des fusées : « Et surtout, mes amis, surtout ne me vengez pas ! »

Mais ce n’est pas seulement avec le fer et le feu que l’on tue, c’est

  1. Kœlnische Zeitung, 6 janv. 1902.