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orgueil britannique

posait aussitôt devant les ligueurs : « A qui appartient l’hégémonie dans la prise de possession du monde ? Aux Anglais ou aux Américains ? » Sans doute, il eût semblé préférable que l’antique monarchie, illustre depuis tant de siècles, gardât la prééminence et la direction des affaires, mais il fallait prévoir que la jeune nation d’outre-Atlantique, enivrée d’orgueil, consciente de sa puissance irrésistible, ne cédât à aucun prix le premier rang, voulût même se subordonner la vénérable aïeule insulaire britannique. Eh bien ! s’il en était ainsi, l’amour de l’unité anglo-saxonne devait l’emporter sur toute question de sentiment et, par l’exaltation même de leur patriotisme, les patriotes conjurés acceptaient d’avance que l’Angleterre fût réduite à n’avoir plus qu’un rôle provincial[1].

La ligue de la « Plus grande Bretagne » se divisait pourtant en deux groupes distincts, dont la désunion devait se produire fatalement dès que l’on se trouverait aux prises avec les événements. Les uns, la fleur de la pensée anglaise, ne voyaient dans la supériorité présumée de la race qu’un accroissement de leurs devoirs et de leur responsabilité : ils avaient pour but d’élever les autres hommes à leur hauteur morale et d’assurer les progrès de toute nature dans l’immense joie de la paix et de la liberté britannique. Les autres, les « jingoes », cherchaient l’anglicisation par la conquête et l’asservissement. Se croyant les plus forts, ils ne se donnaient d’autre mission que d’employer cette force, et au besoin leur ruse et leur férocité, à l’extension de la puissance anglaise. Le raid de Jameson, cette incursion faite en pleine paix dans le territoire du Transvaal par une troupe armée (29 décembre 1895 — 2 janvier 1896), fut l’occasion du profond désaccord qui se produisit aussitôt dans la grande Eglise de l’impérialisme. Le gouvernement occulte de l’hégémonie mondiale au profit de l’Angleterre se trouva brisé, mais il se reconstituera probablement sous d’autres formes, car l’esprit qui le fit naître subsiste dans toute son intensité naïve. On s’étonne de rencontrer en telle ville d’Angleterre[2] un édifice renfermant une bibliothèque de choix et recevant à l’usage du public plus d’une centaine de journaux et de revues de la Grande Bretagne et des colonies, parmi lesquels ne se glisse pas une seule feuille, pas un seul document qui rappelle aux lecteurs l’existence d’un autre pays que celui d’Albion, d’un

  1. W. T. Stead, Autour du Testament de Cecil Rhodes, La Revue, 15 mai 1902.
  2. A Canterbury par exemple, en 1903.