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médecins et magistrats

pillés ; les herbes, les emplâtres des bonnes vieilles femmes et des sauvages peuvent amener des guérisons là où les solutions médicales les plus modernes restent impuissantes. Terutak, le « médecin » de l’île Apemama (Archipel Gilbert), traite R. L. Stevenson pour un rhume ; quel savant patenté pourrait agir plus simplement et plus radicalement,[1] un enclos sacré, quelques passes magnétiques, un sommeil profond, dont le patient se réveille guéri. « Les diplômes sont une garantie », nous dit-on, mais ne sont-ils pas plutôt une mystification, car ils nous affirment faussement le savoir des ignorants qui ont su réciter des phrases de manuel. Des examinateurs eux-mêmes disent que les examens sont des formalités sans valeur.

De ces États dans l’Etat, le plus auguste, évidemment, est celui qui jadis voulut être le maître absolu et qui vise encore à l’empire universel. C’est le clergé. Il n’a cédé que pied à pied dans sa lutte séculaire, et pied à pied, il chercherait à reconquérir tout le terrain perdu, si la science n’intervenait, car il aime âprement le pouvoir et il en a l’expérience. Mais, en lui laissant le caractère purement spirituel dans lequel on veut l’enfermer, il est une autre caste qui ne demande qu’à le remplacer. Quoique émanée directement de l’Etat, la magistrature constitue bien un deuxième clergé, à la fois par la solidarité de ses membres, l’orgueil de son attitude, le caractère surnaturel qu’il lui plaît de se donner. Cette caste ne représente pas Dieu sur la terre, mais elle personnifie la Loi, qui est aussi une divinité, et s’est attribué pour symbole des tables de pierre, sur lesquelles sont gravées des paroles qui sont censées durer à jamais. Rien ne peut effacer cette écriture antique tracée par l’éclair même sur le Sinaï ou toute autre montagne tonnante ; de même les jugements des magistrats doivent paraître infaillibles. La balance qu’ils tiennent dans les mains pèse, sans se tromper, jusqu’au dernier grain de poussière, et le fil de leur glaive ne tranche que des têtes coupables. Du moins, c’est là ce que l’on croyait jadis et ce qu’eux-mêmes prétendent encore. Des générations passent sans, que la pitié du peuple leur fasse réformer des jugements iniques. La majesté de la justice exige qu’ils ne puissent avoir tort. Du reste, l’Etat le reconnaît puisqu’ils sont inamovibles.

Mais cette Loi qu’ils cherchent à représenter, et que le populaire

  1. In the South Seas, vol II, p. 232-235.