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Page:Reclus - L'Homme et la Terre, tome VI, Librairie universelle, 1905.djvu/219

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magistrats et ingénieurs

nelles puissent être discutées : chacune de leurs paroles doit être tenue pour la vérité même. Aussi leurs décisions sont-elles sans arrêt, même lorsqu’ils rencontrent devant eux des populations unanimes, imbues d’une expérience traditionnelle et d’une connaissance parfaite des lieux. Sans doute ils doivent plus d’une fois reconnaître en secret que tel ou tel de leurs « chers camarades » a commis quelque grossière bévue, mais, avant tout, il importe de ne pas laisser le public entrer dans la confidence, de revendiquer le mauvais travail comme un chef-d’œuvre, et surtout, il faut empêcher à tout prix qu’un homme du dehors, un individu non sorti des écoles, se permette de corriger l’ouvrage manqué par un élu. Bien que les corps de métier strictement fermés aient été abolis dans les pays de culture européenne, le monopole ne s’en est pas moins maintenu ou reconstitué dans toutes les professions à diplômes et à hiérarchie. Il en résulte que des travaux d’une importance capitale se font parfois d’une manière absolument contraire au bien public. C’est ainsi qu’au Havre, en dépit de tous les pilotes, de tous les marins qui fréquentent le port, les ingénieurs, dictant de Paris leur volonté, se sont constamment refusés à doter le commerce local d’une superbe rade, d’ailleurs facile à endiguer, puisque les fondations mêmes en existent à 3 kilomètres de la côte actuelle : ce sont les débris de l’ancienne falaise, qui protègent à marée basse une superficie de plusieurs centaines d’hectares. Suffisamment exhaussés et munis de quais, ils donneraient au Havre un admirable avant-port. N’empêche que les ingénieurs préfèrent dépenser le quadruple des sommes nécessaires à l’endiguement, pour creuser dans l’intérieur des terres de nouveaux bassins, d’importance secondaire en comparaison de la rade[1].

Mais prêtres, magistrats, ingénieurs patentés et autres fonctionnaires auraient singulièrement à modérer leur orgueil, si l’Etat, dont ils font partie, ne s’appuyait sur la force, cette « raison » majeure qui le dispense d’avoir raison. Dans presque toutes les nations à type européen, une part très considérable de la jeunesse valide est recrutée annuellement dans la masse de la nation et dressée méthodiquement à l’art de tuer. Toutes les mesures sont prises pour que la grande machine meurtrière fonctionne à volonté et toujours dans l’intérêt précis de classes dirigeantes. Il est vrai que les armées n’ont pas suivi les progrès

  1. Fernand Maurice, Le Havre et l’Endiguement de La Rade ; — E. Prat, Enrochement de la rade du Havre