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Page:Reclus - L'Homme et la Terre, tome VI, Librairie universelle, 1905.djvu/238

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l’homme et la terre. — l’état moderne

la dette croissante du gouvernement, répartie en des milliers de petits titres de rente, trouve autant de défenseurs qu’elle a de créanciers touchant de trimestre en trimestre la valeur de leurs coupons. D’autre part, cet État, divisé en d’innombrables fragments et comblant de ses privilèges tel ou tel individu que tout le monde connaît et que l’on n’a aucune occasion spéciale d’admirer ou de craindre, que l’on a même des raisons de mépriser, ce gouvernement banal, trop connu, cesse de dominer la multitude par l’impression de majesté terrible qui appartenait jadis à des maîtres presque toujours invisibles et ne se montrant au public qu’entourés de juges, d’estafiers et de bourreaux. Non seulement l’État n’inspire plus d’effroi mystérieux et sacré, il provoque même le rire et le mépris : c’est par les journaux satiriques, surtout par les merveilleuses caricatures qui sont devenues une des formes les plus remarquables de l’art contemporain, que les historiens futurs auront à étudier l’esprit public pendant toute la période commençant avec la deuxième moitié du dix-neuvième siècle. L’État périt, se neutralise par sa dissémination même ; au moment où tous le possèdent, il a cessé virtuellement d’exister, il n’est plus que l’ombre de lui-même.

C’est ainsi que les institutions s’évanouissent au moment où elles triomphent en apparence. L’État s’est ramifié partout, mais partout aussi se montre une force opposée, jadis tenue pour nulle et s’ignorant elle-même, mais incessamment grandissante et désormais consciente de l’œuvre qu’elle accomplira. Celle force, c’est la liberté de la personne humaine qui, après avoir été spontanément exercée par mainte peuplade primitive, fut proclamée par des philosophes et revendiquée successivement avec plus ou moins de conscience et de vouloir par d’innombrables révoltés. De nos jours, les rebelles se multiplient ; leur propagande prend un caractère dont la forme, moins passionnelle qu’autrefois, est tout autrement scientifique ; ils entrent dans la lutte plus convaincus, plus audacieux, plus confiants en leur force et trouvent dans les conditions de l’ambiance des facilités plus grandes pour échapper à la mainmise de l’État. Là est la grande révolution qui se prépare et qui même s’accomplit partiellement sous nos yeux. Au fonctionnement social en des nations distinctes, séparées par des frontières, et sous la domination d’individus et de classes se prétendant supérieurs aux autres hommes, s’entremêle et se substitue, d’une manière de plus en plus régulière et décisive, un autre mode d’évolution générale, celui