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l’homme et la terre. — la culture et la propriété

traverser le continent d’Afrique, portée par les hommes dans leurs ulcères. On dit que le redoutable insecte atteignit la côte occidentale au port d’Ambriz, dans un sac de lest apporté par un navire brésilien. En 1885, la nigua avait déjà gagné le bassin intérieur du Congo au Stanley-Pool. En 1892, elle était arrivée au Nyanza et sévissait d’une manière si terrible dans l’Usinja et l’Urundi que des villages entiers furent dépeuplés. De là, l’insecte fut importé aux rives du Tanganyika par la route des caravanes et, en 1897, on le trouvait dans les villes de la côte orientale, à Bagamoyo et Pangani. Enfin, en 1898, l’île de Zanzibar avait aussi ses malheureux claudicants portant des chiques sous les ongles des pieds. On s’attend à ce que la redoutable bestiole franchisse bientôt l’Océan Indien pour se répandre dans tous les pays de la zone tropicale[1]. L’homme a pu longtemps se croire impuissant devant les dangers de cette nature, et cette impuissance même était une des causes pour lesquelles il invoquait un sauveur providentiel. Mais la science lui fournit maintenant les moyens de lutter. Il apprend à s’immuniser, à préserver son bétail contre toutes les pertes microbiennes ; il modifie même l’aspect de la nature pour empêcher la naissance et la propagation de certaines espèces. Les hygiénistes ne nous font-ils pas espérer que les terribles anophèles, porteuses des fièvres paludéennes, cesseront de décimer les populations humaines, grâce aux plantations d’arbres appropriées, au traitement chimique des mares, à la construction plus savante des demeures et à la forme des vêtements ?

Encore chasseur et carnivore, l’homme ne se pose guère le problème de ses devoirs envers le monde animal ; toutefois ses rapports plus étroits avec les bêtes qui travaillent pour lui font naître des questions morales très pressantes. Tout ce monde d’ouvriers quadrupèdes qui apportent leur concours généralement très volontaire aux entreprises de leur maître, constitue, dit Clemenceau, un « cinquième État »[2] fort semblable au quatrième, si ce n’est pourtant qu’il se trouve plus dans la situation de l’esclave des temps anciens que dans celle du salarié moderne. Et, chose lamentable, il se trouve toujours un esclave pour discipliner les esclaves, un homme du « bas » peuple pour se venger sur plus bas que lui ; un opprimé, lui-même fils de salarié lésé dans ses droits, se fait, pour le compte d’un maître, le bourreau de l’animal ;

  1. Oscar Baumann, Pelermanns Geogr. Mitteilungen, VII, 1898.
  2. Le Grand Pan, pp. 161 et suiv.