Aller au contenu

Page:Reclus - L'Homme et la Terre, tome VI, Librairie universelle, 1905.djvu/282

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
266
l’homme et la terre. — la culture et la propriété

particuliers. Les Valaisans prennent au sortir des hautes sources ou des glaciers les ruisseaux violents, les eaux sauvages qui descendaient en bondissant sur les rochers, et les rejettent à droite et à gauche sur les versants opposés des vallées : ces fosses ou bisses, se développant parallèlement autour de la montagne, ont été tracées suivant les courbes de niveau par d’impeccables géomètres. Le travail, qui, sans doute, employa de longs siècles à se faire dans son ensemble et dont l’entretien et les réparations représentent chaque année une somme de labeur considérable, permet aux habitants des hauteurs de régler l’irrigation de toutes les pentes et de compter annuellement sur d’abondantes récoltes : les bisses sont la richesse du pays. Aussi les Valaisans ont-ils un grand respect de cette œuvre sans laquelle les eaux se perdraient inutiles ; jadis ils leur témoignaient même une sorte de culte. La croupe de la montagne où deux bisses venues de vallées différentes rejoignaient leurs eaux et se divisaient en rameaux secondaires était un lieu sacré, c’est là que l’on tenait les cours de justice, et, d’ailleurs, les conflits qui pouvaient avoir lieu étaient le plus souvent causés par les mille accidents du réseau d’irrigation, et la question devait être étudiée et jugée sur place. Dans l’ancien dialecte germanique du Haut Valais, les bisses étaient dites suonen, mot dérivé de suon, le « juge » ou « l’arbitre »[1].

Ainsi que le fait remarquer un historien, il serait aussi vrai de parler de la mort naturelle des soldats tués dans un champ de bataille que d’attribuer à une évolution normale, volontaire de la part des indigènes, l’extinction des communautés de village[2]. Certes, elles se sont réellement éteintes dans presque toutes les contrées de l’Europe occidentale, mais parce que les décrets, les ordonnances, la force brutale, les ont supprimées. La valeur de la terre s’étant accrue, les accapareurs du sol, seigneurs ou marchands, n’eurent qu’à s’appuyer sur les lois qu’ils dictaient eux-mêmes à l’Etat pour annexer graduellement à leurs domaines la meilleure part des communes, et ils en profitaient en même temps pour détruire jusqu’aux derniers vestiges de l’autonomie locale. L’époque de la Réforme surtout, au milieu du xvie siècle, fut marquée par cette grande révolution économique de l’expropriation effective des paysans en Suisse, en Allemagne, en Angleterre. Dans ce dernier

  1. Daniel Baud Bovy, A travers les Alpes, p. 19.
  2. Pierre Kropotkine, L’Entr’aide.