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Page:Reclus - L'Homme et la Terre, tome VI, Librairie universelle, 1905.djvu/320

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l’homme et la terre. — la culture et la propriété

jours accueillie avec la résignation que l’on doit à l’inévitable destin[1].

La crainte du manque de pain hantait à tel point les imaginations populaires, à l’époque où les voies océaniques et continentales n’étaient pas largement ouvertes dans tous les sens, que l’on arrêtait à tout propos le commerce d’exportation des céréales : au moindre indice de disette, on supprimait même les transports de village à village, et souvent on se laissait aller à piller les blés dans la crainte, très fréquemment justifiée d’ailleurs, qu’ils ne fussent accaparés par les grands propriétaires, les collecteurs d’impôts ou les rois eux-mêmes.

A diverses reprises, des prophètes de malheur annoncent que l’imprévoyance de l’homme aura pour résultat fatal et prochain un rendement insuffisant des récoltes, et par suite l’affaiblissement, la ruine, la mort de l’humanité. Vers le milieu du dix-neuvième siècle, le chimiste Liebig prédisait l’appauvrissement graduel de toutes les cultures par la disparition des sels de potasse et autres que les cours d’eau emportent sans retour vers la mer. Cinquante ans plus tard, en 1898, devant l’Association Britannique des Sciences réunie à Bristol, un autre chimiste et physicien, Crookes, proclame que les terres vont manquer pour la culture du blé, que le nitrate de soude sera épuisé avant 1930, que le seul moyen d’éviter la famine universelle et définitive est de trouver le moyen pratique de la production artificielle de ce sel. Mais ces cris d’alarme n’ont point empêché que le nombre des hommes se soit accru et qu’il y ait eu pour eux les aliments nécessaires, autant du moins que le comporte la misère des faméliques, peut-être en voie de diminution. D’ailleurs, si, toute autre affaire cessante, le genre humain s’occupait d’accroître méthodiquement les produits du sol et de ne rien laisser au hasard, que d’œuvres entamées pourraient s’achever, que de connaissances certaines pourraient être appliquées, que de progrès s’accompliraient ! En utilisant l’eau de toutes les rivières qui se perdent dans l’océan, en recueillant avec soin les éléments décomposés qui retournent au grand tout, en mettant sous culture réglée les espaces en friche ou négligemment entretenus, on accroîtrait la production en bonds annuels d’une singulière ampleur ! Mais en supposant que, pour un temps, l’agriculture ne fasse point de progrès dans l’application des procédés scientifiques et ne prenne pas un caractère plus intensif, eh bien, l’ensemble des récoltes suffirait quand

  1. G. d’Avenel, Paysans et ouvriers depuis sept siècles.