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l’homme et la terre. — l’industrie et le commerce

progrès et en regrès. Il y eut progrès dans l’introduction de plus en plus générale et complète du machinisme, non seulement par suite de l’accroissement énorme des richesses, mais aussi à cause de la participation d’un nombre d’ouvriers de plus en plus grand à la science de la mécanique et à toutes les connaissances qui s’y rattachent : électricité, chimie, travail des métaux ; les travailleurs instruits deviennent légion et les écoles industrielles se multiplient pour eux[1]. On commence à se rendre compte que chaque travailleur sérieux devrait posséder à fond la science — ou les sciences — dont sa besogne journalière est une manifestation. L’ancien terme de « déclassé » perd sa signification, ou du moins à côté de l’élève du lycée, fils de bourgeois, qui descend au rang d’ouvrier, se place l’ouvrier, fils d’ouvrier, qui s’éduque pour devenir meilleur ouvrier. Peu à peu la synthèse des travaux intellectuels et manuels s’impose, la science devient active, et la période approche où le cartographe sera un parfait géographe, où le chimiste remplira le rôle de l’égoutier et du vidangeur, où le forgeron sera au courant des progrès de la métallurgie.

Mais nous n’en sommes encore là que pour une très faible minorité : tandis que les conducteurs de la machine apprennent et s’élèvent au premier rang parmi ceux qui pensent, d’autres ouvriers, réduits au simple rôle de rouages vivants de la machine, chauffeurs, rattacheurs de fils, couseuses et cardeuses, condamnés à répéter le même mouvement des millions, des milliards de fois, en arrivent à n’avoir plus que l’apparence de la vie ; la race se trouve même atteinte en son principe, puisque les femmes, les enfants, tous ceux que la faiblesse physique oblige à se contenter de salaires insuffisants, sont désignés pour ces besognes d’hébétude et de dépérissement. Que de villes et de districts dont la population a perdu en beauté, en force, et en intelligence, en joie et en moralité ! Respirant pendant les belles heures du jour et, parfois, dans les équipes de nuit, pendant les heures dues au sommeil, un air impur, empoisonné même ; absorbant une nourriture souvent insuffisante, presque toujours mal préparée, des millions de créatures, dispersées en nos pays civilisés, n’ont plus qu’une vague ressemblance avec un échantillon réussi de la race humaine. Que de familles s’étiolent, se rapetissent et s’enlaidissent,

  1. Louis de Brouckère, Conférence au groupe des Etudiants collectivistes de Paris, 30 mai 1899.