Page:Reclus - L'Homme et la Terre, tome VI, Librairie universelle, 1905.djvu/368

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
348
l’homme et la terre. — l’industrie et le commerce

pour donner la plus large des assises à son édifice, il était indispensable de s’appuyer sur tout le personnel d’ouvriers et de les animer d’une ambition collective en les transformant en actionnaires directement intéressés. L’armée des travailleurs se double d’entrain à la besogne en regardant l’usine, la machine, le bloc de métal dont il a sa part bien à lui.

Il est donc des points du globe où le conflit perd de son acuité, mais ils sont exceptionnels et la solution des difficultés ne se fera certes pas d’une manière pacifique. D’une manière générale, on peut dire plutôt que l’animosité augmente entre les partis en lutte : le patron finit par craindre tout autant les périodes de travail, constituant une sorte de « paix armée », que la grève, guerre déclarée, qui au moins lui assure la protection de l’Etat. Et cette grève, l’ouvrier n’en considère plus le succès comme le couronnement de ses efforts ; elle devient un épisode de la bataille engagée en tous lieux, il s’agit bien moins de certaines revendications mises en avant que de l’ « expropriation de la classe capitaliste » ; la grève locale est une simple modalité de l’ « action directe », un exercice d’assouplissement en vue de la « grève générale ».

Mais, si la grande industrie peut réussir, par son immensité même, à supprimer la concurrence entre producteurs, puisqu’ils s’associent, et à calmer la rancune des ouvriers, quand elle les fait participer aux bénéfices, cette même industrie, si puissante qu’elle soit, ne saurait parvenir à se concilier le public, c’est-à-dire l’ensemble des consommateurs, le grand troupeau de ceux qui paient et qui, maintenant, n’ont plus la consolation de marchander. Le vendeur et l’acheteur ont besoin l’un de l’autre, et cependant ils sont ennemis nés. Il leur serait même impossible de ne pas s’entre-haïr, car ils cherchent à se tromper mutuellement.

L’essence du commerce fut toujours la fraude : ou bien la fraude basse, qui consiste à mentir sur la nature et la quantité de la marchandise, ou bien la fraude de large envergure, qui, négligeant les détails, spécule sur les passions humaines, sur la vanité, l’orgueil, la luxure des acheteurs, non moins que sur leurs besoins légitimes. Tantôt, par exemple, les frères Lauder[1] achètent 100 000 aiguilles pour les vendre aux nègres du Soudan sous couleur de civilisation, or, il se trouve que pas

  1. Lauder, Journal of the Expedition to explore the Niger, vol. 2, p. 42.