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l’homme et la terre. — l’industrie et le commerce

à l’ouest, vers le Maroc, soit à l’est, vers la Tunisie et la Tripolitaine. Des politiciens ont prétendu que l’abolition de la servitude en Afrique avait découragé le commerce, consistant jadis pour une forte part en esclaves. On a pu croire aussi que l’hostilité des Touareg avait rendu tout trafic impossible ; mais les Touareg, aussi bien que tous les autres habitants du Sahara, n’eussent pas manqué de profiter des routes ouvertes aux échanges vers le littoral d’Alger, si, à l’entrée même, ces routes n’avaient été barrées par des postes douaniers. Les vrais « coupeurs de routes » n’ont pas été les Barbares, mais bien les Français. Ainsi, pour citer des faits péremptoires, le sucre, le café, les épices, qui sont les denrées demandées au Sahara, sont frappés d’un droit sept fois supérieur sur la frontière algérienne que sur celles de Tripoli. Comment les acheteurs qui parcourent des milliers de kilomètres à travers les solitudes ne changeraient-ils pas leur itinéraire naturel pour profiter des avantages que leur font les marchands tripolitains[1] ?

Après les malheurs causés par le ralentissement ou la suppression des relations commerciales entre peuples, il faut citer les absurdités et les conséquences grotesques auxquelles doit aboutir le scrupule des observateurs zélés du tarif : ainsi la saisie d’un Pharaon momifié et son assimilation à une charge de morue sur les registres de la douane, et la condamnation du propriétaire d’un champ de l’Illinois, sur lequel était tombée un météorite, à payer des droits de douane pour la masse de fer étranger dont il avait été l’heureux acquéreur[2]. Mais les bizarres exigences du fisc ne sont qu’un faible inconvénient en comparaison du tort qu’il porte au génie même de l’homme. Le monopole obtenu par la protection de l’Etat a le plus souvent pour conséquence la perte même de l’industrie qu’elle est censée favoriser et qui s’appauvrit peu à peu parce qu’elle n’est plus animée par la passion du travail. La protection de l’Etat nuit toujours parce qu’elle supprime l’initiative individuelle, parce qu’elle décourage les chercheurs, parce qu’elle obscurcit et dénature les inventions des rivaux. L’histoire de la Perse fournit un exemple plaisant des conséquences du monopole. Un haut dignitaire ayant été promu aux fonctions de « grand amiral » sur le lac d’Ourmiah eut pour premier souci de décréter que sa propre flottille desservirait désormais tout le commerce du bassin : il fit donc briser

  1. A. Fock, Bulletin de la Société de Géographie, p. 170, séance du 3 mai 1895.
  2. Stanislas Meunier, Revue Scientifique, 9 mai 1896, p. 581.