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le mysticisme déborde la religion

autrement désintéressés, puisqu’ils ne s’imaginent point qu’ils iront, à leur mort, s’asseoir « à la droite de Dieu », accueillis par le concert des anges. Les expériences que le médecin fait sur son propre corps en essayant l’effet des poisons ou des remèdes périlleux, la greffe et le traitement des maladies contagieuses le mènent simplement à de pénibles souffrances et à la mort sans qu’il ait d’autre satisfaction que de bien faire. Du reste, il n’y a point à l’en féliciter, car l’homme qui a le bonheur de suivre sa voie personnelle, de cheminer sur le sentier qu’il se fraie vers l’inconnu, a les joies incomparables que donnent la découverte et la contemplation de la vérité conquise.

Toutefois, il ne faut pas croire que tous les savants soient des héros, et même on doit reconnaître que la plupart portent aussi le « vieil homme » en eux. Ils courent, au point de vue moral, un danger particulier qui provient d’une trop grande spécialisation : lorsqu’ils n’ont plus que leurs études propres dans la part de l’horizon vers laquelle ils se sont tournés, ils risquent fort de perdre l’équilibre de la vie normale, de se rapetisser et de s’amoindrir dans toutes les branches qu’ils ont négligées, et l’on est très souvent étonné de constater en eux une opposition extraordinaire entre leur génie, ou du moins leur grand savoir, et de petits côtés ridicules ou mesquins. Les passions, les intérêts privés, la basse courtisanerie, les jalousies perfides se rencontrent fréquemment dans le monde des savants, au grand détriment de la science elle-même. On est également stupéfait de voir que la survivance des haines nationales s’est maintenue dans la recherche de la vérité, patrimoine commun des hommes. L’habitude est encore très fréquente de diviser le domaine de la science d’après les patries respectives. Chaque homme de science n’est qu’un représentant de l’immense humanité pensante, et, s’il lui arrive de l’oublier, il diminue d’autant la grandeur de son œuvre.

Pourtant l’on ose même émettre la prétention bizarre de rétrécir la science aux intérêts d’un parti, d’une classe, d’un souverain ! Certes, tel fameux chimiste — Thénard, dit-on — prêta largement au rire lorsqu’il présenta au roi Louis-Philippe « deux gaz qui allaient avoir l’honneur de se combiner devant lui », mais fallait-il rire ou pleurer lorsqu’on entendit un professeur éminent, ayant peut-être à se faire pardonner son nom français, revendiquer un privilège inestimable pour les savants allemands, celui d’être les gardes du corps intellectuels de l’impériale maison des Hohenzollern ?