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l’homme et la terre. — éducation

divers et se prononcer spécialement sur chacun d’eux. Ainsi les pyramides ne sont en soi, au point de vue architectural, qu’un simple modèle de géométrie sans plus de valeur que les polyèdres construits avec une feuille de carton par des écoliers ; mais, par leur masse prodigieuse, ces « trois monts bâtis par l’homme, au loin perçant les cieux » ont cessé d’être en apparence des œuvres humaines et deviennent une part inséparable du paysage comme les circuits du fleuve et les sables au désert. En outre, on voit se dresser en ces pyramides comme une période de l’humanité : la pensée évoque tout le peuple des bâtisseurs et, par une sympathie inconsciente, personnifie ces millions de malheureux dans l’énorme amas de pierres sous lequel ils sont morts à la peine. C’est un spectacle de la nature que l’on a sous les yeux, c’est une impression puissante de l’histoire que l’on subit, mais l’idée de l’art reste complètement étrangère à cette vue des pyramides.

On se laisse plus facilement encore entraîner d’une manière irréfléchie à une admiration de commande quand les œuvres d’architecture ou de sculpture ajoutent à des formes colossales quelques traits appartenant réellement à l’art. Ainsi, lorsque Sésostris, maniaquement épris de sa pauvre personne, couvrit le monde égyptien de ses effigies énormes, le sens du beau n’avait pas encore été supprimé complètement par l’universelle servitude, et quand même les colosses du Pharaon, ses temples aux proportions gigantesques, ont gardé, malgré leur exagération et leur manque d’élan naturel, quelques-unes des qualités léguées par l’âge précédent. De même, aux époques où des souverains, Césars ou « Rois Soleil », faisaient converger à la glorification de leur individu toutes les énergies artistiques du siècle, les générations antérieures contribuaient sans le savoir à l’œuvre d’adoration royale, mais une décadence inévitable des, générations suivantes en était le prix. Cependant la bassesse attire la bassesse, et, de siècle en siècle, les princes qui tuèrent l’art par leur vanité, afin d’en concentrer tous les rayons en leur auréole, ont encore leurs courtisans ; mais cette tourbe diminue : de plus en plus prévaut le sentiment exprimé par les critiques vraiment humains : « A l’époque de Sésostris, l’art devient effrayant[1]… Ce n’est pas seulement qu’on se sente humilié de l’immensité de ces ouvrages, mais l’exécution ne peut s’en comprendre que par l’asservissement des

  1. Ch. Lenormant, cité par Fr. Lenormant, Les Premières Civilisations.