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l’homme et la terre. — progrès

servitude. Toutefois l’opinion moyenne relative au progrès coïncide bien avec celle de Gibbon et comporte l’amélioration de l’être physique au point de vue de la santé, l’enrichissement matériel et l’accroissement des connaissances, enfin le perfectionnement du caractère, devenu certainement moins cruel, même plus respectueux de l’individu, et peut-être plus noble, plus généreux, plus dévoué. Considéré ainsi, le progrès de l’individu se confond avec celui de la société, unie par une force de solidarité de plus en plus intime.

En cette incertitude, il importe d’étudier chaque fait historique d’assez haut et d’assez loin pour ne pas se perdre dans les détails et trouver le recul nécessaire d’où l’on puisse établir les vrais rapports avec l’ensemble de toutes les civilisations connexes et de tous les peuples intéressés. Ainsi parmi les hommes de haute intelligence qui nient absolument le progrès, même toute idée d’une évolution continue dans le sens du mieux, Ranke, pourtant un historien de haute valeur, ne voit dans l’histoire que des périodes successives ayant chacune son caractère particulier et se manifestant par des tendances diverses qui donnent une vie individuelle, imprévue, « piquante »[1] même, aux différents tableaux de chaque âge et de chaque peuple. D’après cette conception, le monde serait une sorte de pinacothèque. S’il y avait progrès, dit l’écrivain piétiste, les hommes, assurés d’une amélioration de siècle en siècle, ne seraient pas « en dépendance directe de la divinité », qui voit d’un même regard, et comme si elles avaient une valeur exactement égale, toutes les générations qui se suivent dans la série des temps. Cette opinion de Ranke, si en désaccord avec celles qu’on est habitué d’entendre depuis le dix-huitième siècle, justifie une fois de plus la remarque de Guyau, d’après laquelle « l’idée du progrès est en antagonisme avec l’idée religieuse »[2]. Si elle est restée longtemps dormante, à peine éveillée chez les philosophes du monde ancien les plus libres d’esprit, si elle n’a pris vie et pleine conscience d’elle-même qu’avec la Renaissance et les révolutions modernes, la cause en est à l’empire absolu des dieux et des dogmes, qui dura pendant les âges antiques et médiévaux. En effet, toute religion procède de ce principe que l’univers sortit des mains d’un créateur, c’est-à-dire qu’il commença par la perfection suprême. Ainsi que le dit la Bible, Dieu regarda son œuvre et

  1. Die Historie bekommt einen eigenthümlichen Reiz. Weltgeschichte. Neunte Theil, II, pp. 4, 5, 6, etc.
  2. Morale d’Epicure, pp. 153 et suiv.