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l’homme et la terre. — progrès

hellénique, les Egyptiens, embrassant dans leur esprit l’immensité du monde nilotique, réel univers par son étendue et son isolement, donnaient une autre direction à la propagation de la pensée humaine : ils croyaient qu’elle leur était venue du Sud au Nord, apportée par les flots du Nil, comme l’étaient aussi les alluvions fécondes. Ils se trompaient probablement et, du moins à une époque historique connue, la civilisation se propagea dans le sens contraire, de Memphis vers Thèbes aux « Cent Portes ». En d’autres contrées, c’est bien le long des fleuves, et de l’amont à l’aval, que le mouvement de culture fit naître successivement les citées populeuses, centres du labeur humain. C’est ainsi que, dans l’Inde, la trajectoire se fit du nord-ouest au sud est, sur les bords de la Ganga et de la Djamna, et que, dans les immenses plaines chinoises, la « ligne de vie » se dirigea nettement de l’est à l’ouest dans les vallées Hoang-ho et du Yangtse-kiang.

Ces exemples suffisent pour montrer que la, prétendue loi du progrès, déterminant le transfert successif du foyer mondial par excellence dans le sens de l’Orient à l’Occident, n’a qu’une valeur temporaire, locale, et que d’autres mouvements sériels ont prévalu en diverses contrées, suivant la pente du sol et les forces d’attraction que suscitent les conditions du milieu[1]. Néanmoins il est bon de se remémorer la thèse classique, non seulement à cause des faits qui en expliquent la naissance, mais aussi parce qu’elle est encore revendiquée par une ambitieuse nation du « Grand Ouest », qui clame hautement ses droits à la prééminence. Mais n’est-il pas devenu évident, pour les membres de la grande famille humaine, que le centre de la civilisation est déjà partout, en vertu de mille découvertes et applications qui se font chaque jour, ici ou là, et se propagent aussitôt de ville en ville sur la rondeur de la Terre ? Les tracés imaginaires que les histoires d’autrefois dessinaient sur le pourtour du globe sont noyés, pour ainsi dire, sous le flot d’inondation qui recouvre maintenant toutes les contrées : c’est vraiment ce déluge de savoir dont parlait l’Evangile, à un autre point de vue, comme devant s’étendre également sur toutes les parties du monde. L’élément espace a perdu de son importance, car l’homme peut s’instruire et s’instruit en effet de tous les phénomènes du sol, du climat, de l’histoire, de la société qui distinguent les différents pays. Or, se comprendre, c’est déjà s’associer, se confondre

  1. Voir le chapitre VI, livre I.