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l’homme et la terre. — l’angleterre et son cortège.

prend également part à l’œuvre d’initiation : le rôle prépondérant dans l’évolution de la vie intime des Indo-Chinois appartient à la culture de l’Extrême Orient. Il est intéressant de remarquer que la conquête des routes de haute mer, ayant été accompagnée d’une fermeture correspondante des routes de terre, a matériellement contribué à mettre l’Indo-Chine sous la tutelle du monde jaune. La presqu’île Gangétique est séparée de celle du Mékong par la langue de terre de 1 200 kilomètres de longueur que termine Singapur, mais, en perçant l’isthme de Krah, œuvre facile entre toutes les similaires, l’Européen ramènerait les 30 millions d’Indo-Chinois dans l’orbite des 300 millions d’Hindous : la distance de Calcutta à Saïgon serait abrégée de près de moitié et, tout en améliorant l’outillage du trafic international, le blanc travaillerait à l’indépendance relative des groupes humains vis-à-vis de la puissance conquérante qui surgit dans le Pacifique.

De nos jours, la force matérielle s’annonce comme devant avoir son point d’appui, non point dans les arsenaux de Brest et de Toulon, ni même dans ceux de Portsmouth et de Plymouth, mais dans ceux de Yokohama et de Nagasaki. Il est certain que si la France, malavisée, se brouillait avec le Japon pour se conformer docilement à la politique de la Russie dans les mers du Pacifique, elle serait absolument incapable de défendre sérieusement ses possessions actuelles de l’Indo-Chine ; elle n’a point de population de colons vraiment enracinée dans le sol, et personne ne lui est attaché par les liens de sympathie naturelle, de reconnaissance ou d’intérêt. On dirait même que les conditions précaires de la possession soient reconnues d’avance, car les territoires indo-chinois de la France n’auraient pas le moyen de se défendre contre des adversaires bien armés. Ainsi, croirait-on que, dans tout ce vaste empire, qui s’étend du golfe de Siam aux parages de Haïnan, sur un développement côtier de plus de 2 000 kilomètres, les soldats reçoivent leurs munitions d’Europe et n’ont pas même le moyen de s’en fabriquer ? En cas de guerre l’ennemi couperait les communications maritimes, et les Français de la contrée et leurs rares partisans n’auraient plus qu’à brûler leurs dernières cartouches[1] ; le cap Saint-Jacques serait le seul point du littoral où ils pourraient tenter la défense militaire.

Cette perspective est également, et à plus forte raison, celle de l’Indo-

  1. Questions diplomatiques et coloniales, 15 mars 1902.