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l’homme et la terre. — milieux telluriques

collines de l’intérieur, loin des marais et des forêts qui bordaient les eaux courantes[1]. C’est ainsi que l’une des grandes cités du monde, Vienne, a longtemps fui les bords du Danube, presque jusqu’à nos jours. Sur les bords du Rhin sinueux, se tordant comme un serpent coupé, Schifferstadt, une « ville des bateliers », avait dû s’établir loin du fleuve même, sur une berge riveraine.

Le fleuve normal, tel qu’il se montrait çà et là en quelques pays privilégiés, et tel que l’homme l’a fait ailleurs en accédant à ses bords, est par cela même devenu le créateur des grands mouvements historiques. Il coule librement, d’un flot sinon égal, du moins continu, et ceux qui résident sur ses berges voient constamment passer les îlots d’écume, les herbes et les branches d’arbres entremêlées par le courant.

Comment l’esprit pourrait-il échapper à l’obsession de ce fleuve, vainqueur de l’espace et du temps, de cette eau profonde et large, coulant toujours, reflétant dans son miroir les générations, éternelle en apparence, immuable comme le destin, et pourtant si variée, si changeante par ses crues et ses décrues, ses vagues, ses ondulations et ses rides, le miroitement de ses rayons et la moire de ses ombres ? D’où vient ce fleuve puissant ? Les primitifs campés sur ses rivages ne pouvaient s’en faire aucune idée.

Quel fut le « mystère du Nil » et de tant d’autres fleuves dont les riverains ignoraient la provenance et qu’ils s’imaginaient, par conséquent, être sortis de l’urne d’un Dieu, ou bien être des dieux eux-mêmes ? S’ils apercevaient des montagnes dans le lointain, ils y plaçaient naturellement l’origine du courant, mais non sous forme de simples sources ruisselant parmi les pierres : l’apparition de l’eau se faisait avec accompagnement de prodiges. C’est ainsi que l’épopée de Râmâyana nous montre la « divine Gangâ tombant des cieux sur la tête de Siva » ; puis, après avoir erré sur le crâne du grand Dieu, « plongeant à travers les trois mondes » et réveillant l’allégresse dans l’univers entier.

Ce fleuve où va-t-il ? Le primitif ne le sait pas davantage, mais l’onde qui toujours fuit appelle son regard, et il se sent entraîné à la suivre pour visiter avec elle les pays inconnus. Le courant le

  1. John Richard Green, The Making of England.