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l’homme et la terre. — milieux telluriques

ou dans la Lorelei, dans la nymphe charmante qui surgit de l’eau cristalline et nous attire dans les profondeurs ! Mais avant d’avoir pris une signification redoutable, la légende avait le sens le plus simple du monde : la déesse qui attirait à la mort tant de jeunes, de forts et de vaillants, c’était l’onde pure et rapide avec ses reflets de cristal, ses sables fins et ses remous insidieux !

La vue de l’eau courante met une part d’idéal dans l’existence de tout homme, même de celui dont l’intelligence est le moins ouverte. Un beau travail d’érudition que l’on doit à Curtius[1] nous montre combien le peuple grec, pourtant dégagé du naturisme primitif, voit encore dans les eaux vives des êtres agissant, travaillant, passionnés, prenant part avec amour ou avec haine aux mille événements de l’existence des hommes de leur voisinage. Et si la fontaine est vivante, si elle féconde comme l’Eurotas ou tue comme le Styx, comme l’hydre de Lerne, combien plus puissant, tantôt comme allié, tantôt comme ennemi, peut être le fleuve qui rase les villes, noie les campagnes, arrête des armées sur ses bords !

Aussi la traversée d’un fleuve fut-elle toujours considérée comme un acte de réelle gravité, exigeant des prières, des sacrifices, des actions de grâce. On parlait au fleuve comme à un dieu, ou du moins comme à un génie ; mais, en faisant alliance avec d’autres dieux, on pouvait aussi se venger de fleuves méchants qui avaient noyé des hommes. C’est ainsi que, d’après la légende, Cyrus aurait puni le Gyndos, un affluent du Tigre, en faisant travailler son armée tout entière pendant une année pour le diviser en trois cent soixante canaux[2]. À ce point de vue, Xerxès, condamnant l’Hellespont à recevoir les verges, restait dans les idées de son temps ; le détroit aux flots rapides n’était à ses yeux qu’un cours d’eau comme le Tigre et l’Euphrate.

Les civilisés modernes, dont la vie se ramifie à l’infini en mille petites préoccupations, en des impressions multiples qui s’effacent mutuellement, peuvent se faire à grand’peine une idée de l’attirance, de la puissance d’appel exercée par la vue d’un courant d’eau continu, qui paraît dans la nature comme l’être vivant par excellence, et qui est en même temps le dispensateur de la vie. Cependant l’influence de cet agent dans l’œuvre incessante ne manque jamais d’impressionner

  1. Ernst Curtius, Beiträge der Terminologie und Onomatologie der alten Géographie, Académie der Wissenschaften zu Berlin, 1886.
  2. Hérodote, Histoires, 1, 189-190.